La pop star Lady Gaga réincarnée en un portrait du XIXe siècle, l’actrice américaine Winona Ryder immergée dans un monticule de sable, ou encore le corps de la danseuse et chorégraphe japonaise Suzushi Hanayagi fragmenté pour être observé dans ses moindres détails… si ces images peuvent sembler curieuses voire surréalistes, elles sont pourtant bien réelles et proviennent toute d’un même imaginaire : celui de Robert Wilson. Le 4 avril dernier, l’illustre metteur en scène américain, dont plusieurs pièces et opéras tels que The Black Rider ou La Traviata ont été diffusés en direct ces dernières semaines, a annoncé l’ouverture sur son site Internet de sa propre salle d’exposition en ligne. Sur cette plateforme, le visiteur est invité à découvrir librement cinq de ses tableaux vidéo intégrés à des espaces virtuels qui, ensemble, composent un véritable parcours feutré dans le silence du recueillement.
On connaît Robert Wilson, dit “Bob Wilson”, pour ses mises en scène avant-gardistes, caractérisées par leur esthétique graphique et minimaliste où la lumière et les couleurs – souvent froides – occupent une place centrale, se substituant à la profusion matérielle d’un décor plus classique. Au fil des cinq dernières décennies, l’Américain s’est affirmé comme l’une des figures les plus célèbres du monde du théâtre et de l’opéra contemporain, tout en développant parallèlement une production artistique et plastique non négligeable. En 2004, celui-ci entame ses Video Portraits, une série de films aux frontières de la photographie et de la peinture où les sujets (presque) immobiles vivent au gré des changements de lumière, de leurs battements de cils et des gonflements discrets de leur cage thoracique. De nombreuses personnalités illustres prennent part à ce projet, à l’instar de Brad Pitt qui apparaît torse nu en intérieur sous une averse de pluie, Isabelle Huppert s’incarnant en Greta Garbo, Robert Downey Junior qui devient le cadavre allongé de La leçon d’anatomie du Docteur Tulp de Rembrandt (1632), ou encore Jeanne Moreau, que l’on retrouve vêtue du costume de Marie Stuart d’après un portrait anonyme de la reine d’Écosse.
Robert Wilson - “Suzushi Hanayagi: dancing in my mind. Portrait : Head”
Régulièrement enrichie depuis seize ans par de nouveaux projets, la série des Video Portraits se dévoile donc partiellement depuis quelques jours sur le site Internet de l’artiste, à travers la sélection attentive de cinq projets aussi divers que complémentaires. Le voyage virtuel commence avec la chorégraphe Suzushi Hanayagi, amie et proche collaboratrice de Robert Wilson, dévoilée ici dans un portrait intime et empli d’émotion, à travers des gros plans sur sa main, son pied, puis son visage en léger mouvement, tous rassemblés ensuite dans une vidéo composite animée par ces différentes vues de son corps. Intitulée “A Winter Fable”, la deuxième partie nous plonge au cœur d’un bois enneigé, peuplé par un renard, un agneau et un loup dont les hurlements se mêlent aux souffles du blizzard, alors qu’une chanson du duo CocoRosie – qui s’est récemment associé au metteur en scène dans la création d’un conte musical féérique au Théâtre de la Ville de Paris – se fait entendre. Le thème animal se retrouvera également dans la cinquième et dernière partie, dont l’acteur principal n’est autre qu’un Harfang des neiges à l’affût, posté sur une branche devant un arrière-plan couvert de poids jaunes et rose.
“Elles sont toujours là, et leur changement ne requiert pas votre attention constante. La nature morte est une vie réelle”
“Je les ai toujours vues comme la fenêtre d’une pièce, ou un feu dans l’âtre d’une cheminée. Elles sont toujours là, et leur changement ne requiert pas votre attention constante. La nature morte est une vie réelle”, écrit Robert Wilson en parlant de ses Video Portraits. En effet, face à ces êtres figés qui ne semblent s’animer qu’à travers des parcelles de vie éphémère, le sentiment d’inquiétante étrangeté – d’une situation familière mais étrangement dissonante – est à l’œuvre, attisant et aimantant notre regard fasciné. Coiffée de fleurs roses, la tête de Winona Ryder émerge, en troisième acte, d’une dune de sable où se trouvent aussi un sac à main, une brosse à dents et un revolver, et se voit balayée par la lumière d’un soleil couchant… jusqu’à s’éteindre dans l’obscurité : réalisée en 2007, cette vidéo reprend la mise en scène de la pièce Oh les beaux jours de Samuel Beckett dont l’actrice américaine interprète le personnage principal, Winnie. Dans un énième hommage à l’histoire de l’art, Robert Wilson propose ensuite en quatrième partie une incursion parmi quelques chefs-d’œuvre de la peinture exposés au Louvre, ici ressuscités par Lady Gaga. D’un portrait de Ingres de 1806 à la célèbre Mort de Marat par Jacques-Louis David, en passant par la tête décapitée de saint Jean-Baptiste peinte par Andrea Solari en 1507, et même une apparition de son corps nu, en clair-obscur, soutenu par des cordes de shibari, la chanteuse se montre – d'une salle virtuelle à une autre – protéiforme, rythmant ses images de quelques citations du marquis de Sade qu’elle répète à l’envi.
Robert Wilson, “Lady Gaga : Video Portraits” (2013). Performance: Lady Gaga. Concept and Direction: Robert Wilson. Music: Michael Galasso. Production: Dissident Industries, Inc. Installation View: The Villa Panza, 2016. Viewing Room Concept and Development: Owen Laub
Robert Wilson, “Lady Gaga : Video Portraits” (2013). Performance: Lady Gaga. Concept and Direction: Robert Wilson. Music: Michael Galasso. Production: Dissident Industries, Inc. Installation View: The Villa Panza, 2016. Viewing Room Concept and Development: Owen Laub
Accompagnés la plupart du temps par les méditations musicales de Michael Galasso, où les cordes des violons s’envolent gracieusement vers les aigus célestes pour parfaire ces immersions oniriques, ces cinq Video Portraits de Robert Wilson nous invitent dans un mystérieux cabinet de curiosités où l’immobile s’anime et le mouvement s’engourdit, où la photographie se libère et le film se séquence, où l’incarné fusionne avec sa représentation. Alors que les expositions virtuelles ne cessent de fleurir depuis des semaines, celle de Robert Wilson s’y ajoute certainement comme l’une des plus poétiques. Tout en philosophie et en contemplation, l’artiste nous y place sans à-coups face au lent écoulement du temps, dans un temps où les journées s’écoulent plus lentement que jamais.