Credit: Galerie Sprüth Magers
De ses premiers clichés dans les années 70, devenues depuis des classiques de la photographie du XXe siècle, jusqu'à ses selfies délirants partagés sur Instagram, Cindy Sherman a su prouver une chose : sa capacité à se transformer inlassablement. Avec ses quarante années de carrière, on pourrait toutefois se demander quelle nouvelle technique l'artiste new-yorkaise de 67 ans pourrait trouver pour se réinventer. Qu'à cela ne tienne : la photographe parvient encore à nous surprendre. Pour la première fois, elle explore un autre médium que la photographie, qui connaît par ailleurs un regain d'intérêt notable chez les artistes contemporains : la tapisserie.
Depuis le 16 février dernier et jusqu’au 1er mai, une série inédite d’une douzaine de tapisseries de Cindy Sherman décore en effet les murs de la galerie Sprüth Magers à Los Angeles. Si le médium est une première pour l’artiste, elle reste dans ces œuvres fidèle aux grands thèmes de sa production artistique en utilisant... ses selfies Instagram. Car si l'artiste en couverture du Numéro art 6 n'a cessé de questionner l'identité et les archétypes féminins avec ses autoportraits, aussi sérieux que comiques, reprenant des grands clichés de la société moderne – femme au foyer, adolescente poupée, caissière de supermarché, ou encore riche bourgeoise de Manhattan… –, elle a su très rapidement s'approprier les nouvelles plateformes de représentation du soi. Lorsqu'Instagram est arrivé avec son lot de photos parfaites, l’artiste n’a pas manqué de subvertir cet outil en y dévoilant une multitude de personnages aussi fantaisistes que fantastiques. Usant de tout le potentiel scénique et théâtral des filtres de l'application, Cindy Sherman change aussi vite de décor que de visages au fil des selfies, en déformant numériquement son apparence déjà transformée par les perruques, les vêtements et le maquillage. Mais comment rendre encore plus réel ce mensonge ? La réponse est simple : en le faisant passer du virtuel au matériel. Aussi, puisque la faible qualité de ces clichés ne permet pas de les imprimer en grand format, Cindy Sherman a tout bonnement choisi de les traduire sur des tapisseries.
La tactique est d’autant plus intéressante qu’elle permet de tisser, dans tous les sens du terme, un lien entre la photographie numérique et l’oeuvre physique. Car si ce qui définit la composition virtuelle d'un cliché Instagram est sa pixellisation, celle-ci se reflète matériellement par les milliers de petits points formés par les fils tissés entre eux, qui à leur tour, tels des pixels, composent ensemble une seule et unique image. Sur ces grandes toiles d’environ 2 mètres par 3, Cindy Sherman apparaît tantôt les cheveux blancs contre un paysage cliché de montagnes enneigés, bucolique avec une couronne de fleurs mauves contre un champ d’herbe verte, ou encore les cheveux et le visage entièrement mauves, telle un clown apocalyptique… Mais au-delà de la perpétuelle altération de son identité et de sa représentation, l'artiste poursuit par ces tapisseries sa réflexion sur le lien entre tradition et modernité et continuer de poser son regard féminin sur l’histoire de l’art. En combinant le média ultra-contemporain d’Instagram et l’art ancestral de la tapisserie, traditionnellement réservé aux femmes et à la décoration de l’espace privé domestique, Cindy Sherman entreprend en effet de raccorder les fils...et les filles de son histoire.
“Tapestries“ de Cindy Sherman, à la galerie Sprüth Magers (Los Angeles) jusqu'au 1er mai 2021