Une coiffeuse vêtue d’une robe pourpre fleurie en train de couper les cheveux d’un mystérieux client, les visages désincarnés bien que maquillés de deux mannequins vitrine parés de foulards, le plafond bleuté d’une épicerie pourvu d’un lustre étincelant, une silhouette de dos dissimulée par un voile au motif léopard dont l’œil fixe discrètement l’objectif à travers un miroir de poche… Voilà, entre autres, ce que les habitants et visiteurs de New York peuvent découvrir, depuis le 29 janvier dernier, sur une centaine d’arrêts de bus de la ville. Aussi étrangement familières qu’elles semblent exotiques, ces photographies chargées ne font aucune promotion à part peut-être celle de leur auteure, dont le nom est inscrit en blanc sur vert dans un encart supérieur aux images : Farah Al Qasimi.
Aujourd’hui entre Brooklyn et Dubai, cette photographe émiratie exprime à travers son œuvre sa propre position ambivalente : elle est partagée entre deux pays et deux cultures fortement distinctes. Après une enfance à Abou Dabi et des débuts en tant que musicienne, c’est pour étudier à l’université de Yale que la jeune femme se rend aux États-Unis. Celle-ci pose alors depuis la côte Est un nouveau regard sur son pays d’origine en détournant les stéréotypes associés à la région du golfe Persique dans des situations du quotidien, où la mise en scène et l’impromptu semblent ne faire plus qu’un. Aussi denses en couleurs qu’en motifs et en objets, les images de Farah Al Qasimi se font le reflet d’une société saturée par une iconographie abusive et construite autour du consumérisme. Leurs acteurs et leurs décors sont tantôt glanés spontanément au coin d’une rue, tantôt minutieusement choisis et dirigés par la photographe elle-même. Malgré cette ambiguïté, l’anonymat demeure l’un des fils rouges de son œuvre, symbole d’un monde déshumanisé mû par des individus sans identité.
Avec sa dernière série Back and Forth Disco, Farah Al Qasimi parcourt cette fois-ci New York, sa ville d’adoption, à la recherche de scènes où s’affirment des communautés immigrées – que cela passe par leurs vêtements, leur décoration, leurs professions ou leurs passe-temps. Réalisées en 2019, les 17 photographies de ce projet montrent comment des quartiers entiers d’une ville occidentale multiculturelle peuvent être redéfinis par des populations originaires du Moyen-Orient ou d’Orient, désireuses de recréer autour d’elle les codes qui leur sont familiers.
Presque ethnographique, la démarche de Farah Al Qasimi se charge encore davantage de sens lorsqu’elle est corroborée par le parti pris d’exposition du Public Art Fund. Afin de mettre en avant le travail de la photographe, cet organisme indépendant dédié à l’art contemporain a choisi d’amener l’exposition dans la ville plutôt qu’amener la ville dans l’exposition. À l’occasion d’un nouveau partenariat avec le groupe français de publicité urbaine JCDecaux, les images de Farah Al Qasimi ont donc été imprimées en grand format pour être parsemées sur une centaine d’arrêts de bus, répartis dans près de vingt quartiers de la Grosse Pomme. S’immisçant dans l’imagerie quotidienne, sur des supports et dans des cadres habituellement réservés à l’image publicitaire, la série Back and Forth Disco met ainsi les passants, touristes et résidents de New York face à leurs concitoyens. Une captivante mise en abyme qui choisit la rue comme piédestal.
Farah Al Qasimi : Back and Forth Disco, jusqu’au 17 mai 2020 à New York avec le Public Art Fund.