Au départ, Penn n’était pourtant pas un photographe de mode. Il fut recruté chez Vogue en 1943 en tant portraitiste par le directeur artistique Alexander Liberman. Il a ainsi immortalisé la scène artistique new-yorkaise, enrichie, ces années-là, par tous les Européens qui avaient fui le nazisme. Liberman lui fournira un studio et quelques assistants. Un studio sans lumière du jour, juste deux ou trois spots braqués dans une seule direction, conformément à sa devise : Il n’y a qu’un soleil !
Auparavant directeur artistique des magasins Saks, il avait l’habitude de travailler avec trois fois rien. Pour son studio, il imaginera un angle fait de deux murs de bois plus ou moins largement ouverts… C’est là qu’il fera poser ses modèles, qui sembleront coincés et auront parfois l’air de supplier le photographe. Le couturier Charles James réussit à y caser un mannequin en bois portant l’une de ses créations, tandis qu’allongé sur le sol, il regarde l’objectif. Elsa Schiaparelli, quant à elle, essaye de fuir, et Igor Stravinsky y tend l’oreille… C’est également là qu’Irving Penn réalise ses premières images de mode comme Mrs. Amory Carhart, New York, 1947, montrant la mannequin en robe de mariée, triste, son bouquet à la main.
En 1948, Liberman l’envoie au Pérou, un pays à la mode avec la sortie du best-seller Lost City of the Incas, qui raconte la découverte accidentelle du Machu Picchu en 1911. Penn s’envole de New York avec Babs Simpson, qui deviendra sa styliste pendant de longues années, des valises de vêtements et une nouvelle mannequin, Jean Patchett. Le résultat sortira le 15 février 1949 – une histoire de mode racontant le séjour d’une Américaine à Lima. De cette série, une image deviendra iconique et passera à la postérité : Cafe in Lima (Jean Patchett). Ce sera pourtant son premier et dernier shooting de mode en extérieur.
Penn est un photographe complet qui s’illustre à travers le portrait, la nature morte et la mode. Quel que soit l’exercice auquel il s’attelle, ses images sont réalisées en studio, sans aucun autre artifice qu’une toile de fond, toujours la même. Un homme d’habitudes. Tous les jours, il se rend à pied à son studio situé au bas de la Cinquième Avenue à New York – il habite à cinq blocs de là. Une fois arrivé, il enfile un jean, une veste bleue d’Issey Miyake et une paire de sneakers Superga. Il travaille dans le silence, pas de musique, cigarette interdite. Quand il shoote un portrait, il s’installe devant son modèle et lui parle pendant un long moment d’une voix calme, afin de créer une intimité et de rendre confortable la confrontation avec l’objectif.
Pour comprendre le travail de Penn sur la mode, il faut voir ou revoir sa série consacrée à Issey Miyake. En décembre 1987, le créateur japonais envoie des centaines de vêtements de ses archives au studio de Penn et lui laisse carte blanche. Avec l’assistance technique de deux amis du Japonais, le photographe choisit ce qui lui plaît et assemble les silhouettes à sa guise. L’œuvre du premier fournit un miroir à celle du second. Non portées, les robes deviennent des sculptures. Les créations les plus simples de Miyake se transforment en formes abstraites. Penn agit comme un architecte, invente des volumes et des structures.
Pour ses images de mode, Penn accumule une riche iconographie incluant des références picturales, des classiques de l’art et de la sculpture, mais aussi des illustrations de mode du début du x xe siècle. Il prépare ses séances en griffonnant des dessins dans des petits carnets, lisibles par lui seul. Photographier la mode, pour lui, c’est la subvertir : comme il le dit lui-même, il cherche à “démoder” la tête du modèle en introduisant de la fantaisie. Dans Woman with Chicken Hat, New York, 1949, il perche un poulet sur le chapeau de son modèle,Lisa Fonssagrives, qui deviendra plus tard sa femme. Penn aime se moquer de l’absurdité de la mode tout en respectant le vêtement, et surtout les artisans, dont le savoir-faire est à l’origine de chaque création. Dans son œuvre, il n’est pas rare de croiser un gros plan d’une manche, d’un chapeau ou d’un gant.
Dans ses photographies, les mannequins disparaissent, ou leurs visages deviennent des masques neutres. Leur traitement visuel n’est pas différent de celui que Penn inflige aux tribus reculées de Nouvelle-Guinée ou du Dahomey [l’actuel Bénin], qu’il a par ailleurs immortalisées. Reconnaît-on Nicole Kidman dans Nicole Kidman in a Chanel Couture, Lagerfeld’s Mannish Tweed Jacket, New York, 2004 ? Ou Shalom Harlow dans les voiles de Lacroix dans Lacroix Lace Dress (Shalom Harlow), Paris, 1995 ? Il réalise néanmoins des portraits nus de quelques top models, telles Kate Moss ou Gisele Bündchen – rare privilège. À travers son œuvre, Penn cherche à nous prouver que la photographie de mode, tout comme la mode elle-même, peut quitter le domaine des simples métiers d’art pour se transformer en art. Cette quête, Helmut Newton, Richard Avedon et Guy Bourdin, ses grands contemporains, l’ont également menée.
Irving Penn au Grand Palais du 21 septembre 2017 au 29 janvier 2018.