Derrière les voiles tendus par Pierre Debusschere, il y a des corps. Des corps nus et variés, aussi érotiques qu’indéterminables, des corps liquides et voluptueux qui ne laissent sur l’image que leur gracieuse empreinte. Esquissés par la lumière et l’ombre, modelés par les couleurs vives de fonds monochromes – vert, violet, bleu ou orange –, leurs silhouettes ambiguës composent ensemble un théâtre mutique où l'humain émerge par fragments sensibles, à la manière d'un spectre. Ces photographies nimbées de mystère, ce sont celles qu’expose actuellement l’artiste Pierre Debusschere dans la galerie de son propre studio 254 Forest, à Bruxelles. Si le jeune Belge, collaborateur fidèle de Numéro et Numéro Homme, a construit sa notoriété dans la photographie de mode, sa carrière prouve, sur plus d’une décennie déjà, combien il est parvenu à s'affranchir d'un domaine encore fortement codifié, explorant aussi bien la peinture que la vidéo jusqu'à être invité à réaliser les clips de Beyoncé. L'occasion de revenir sur le parcours de ce prodige discret de l'image, pour qui cette dernière reste avant tout le support d'expression de la liberté.
Peinture, vidéo, sculpture… un féroce appétit de transversalité
Pierre Debusschere ne s’est jamais laissé enfermer par la photographie. D’ailleurs, chez celui qui a fait ses armes dans la peinture et la vidéo, cette pratique n’est arrivée que tardivement dans son parcours artistique. S’il entame des études d’art dès l’âge de treize ans et les poursuit jusque dans le supérieur, le Belge ne voit jamais les écoles comme une fin en soi : à la dernière année diplômante de son cursus, il préférera donc un séjour de deux ans en Islande, une expérience qui le marquera à vie. C’est une fois immergé dans la nature brute et les paysages dépouillés de l’île, de son silence et sa faible densité de population, que Pierre Debusschere entame sérieusement la prise de vue. Une effusion artistique partagée par tous les résidents du pays lui inspire une pratique transversale qui l’amène, dès son retour en Belgique, à être choisi par Raf Simons pour réaliser la direction artistique de ses campagnes pendant plusieurs années. Dès lors, la signature de l’artiste est très affirmée : une véritable chorégraphie des corps, capturés dans des postures presque sculpturales et leurs visages souvent masqués, un traitement plastique de l’image, à laquelle sont parfois superposées d’autres clichés, mais aussi l’ajout de peinture, de jeux de lumière et de filtres colorés qui ne sont pas sans évoquer un certain Nick Knight. Il y a dix ans, Pierre Debusschere réalisait déjà ses premiers shoots par webcam. Une idée pour le moins visionnaire, alors que la crise sanitaire contraint depuis quelques mois de nombreux photographes aux shootings à distance.
Des rave parties à Beyoncé, la musique comme point d’ancrage
“Je puise avant tout mon inspiration dans la musique et j’ai eu envie de retranscrire à l’image ce que je pouvais ressentir par le son”, explique Pierre Debusschere. Car si l’artiste ne revendique pas de filiation picturale ni photographique directe, la musique reste le moteur principal de sa pratique. Bouleversé par un concert de Nine Inch Nails durant son adolescence, puis devenu adepte des soirées techno, ce timide de nature voit dans l’expérience du concert et de la fête l’opportunité d’une libération multi-sensorielle qu'il manifeste dans sa prise de vue, jusqu'à inciter ses modèles à laisser le son guider leurs mouvements. Un jour de 2011, l'artiste est contacté par l’équipe d’une certaine Beyoncé, alors en pleine préparation de son premier album visuel. Dans ce projet surprise sobrement baptisé Beyoncé dont la sortie fait grand bruit, le Belge encore au début de sa carrière signe deux des dix-sept vidéos produites pour l’occasion, Mine (en featuring avec Drake) et Ghost. Tantôt incarnée en madone, tantôt en figure presque fantomatique caressée par les voiles légers de sa robe, Beyoncé s’y montre plus sombre et sensuelle que jamais, amorçant à cette occasion un tournant majeur dans la direction artistique de sa carrière. L’an passé, la chanteuse américaine fait à nouveau appel à l’artiste pour réaliser certaines parties du film Black is King, son ambitieux projet musical et visuel, pensé comme une célébration des cultures noires et dévoilé sur Disney+ le 31 juillet dernier. “En même temps que je m’émancipe, Beyoncé s’émancipe également, note Pierre Debusschere. De plus en plus, elle gère tout elle-même, du business à la direction artistique, et parvient toujours à comprendre où est la culture aujourd’hui. Le projet Black is King a été imaginé bien avant le retour du mouvement Black Lives Matter, c’est incroyablement visionnaire tout en restant très sincère.”
Le 254 Forest, un studio artistique en expansion
Mais depuis 2009, Pierre Debusschere exprime à travers un autre projet son désir d’échange artistique et de décloisonnement : le 254 Forest. Cette adresse basée à Bruxelles a été ouverte et pensée par l’artiste comme un espace de “coworking créatif” ainsi qu'un lieu de vie. D'ailleurs, il y a lui-même élu domicile, et y invite quelques étudiants et talents émergents à venir travailler sur des projets collaboratifs. “Quand j’ai ouvert 254 Forest, il y a onze ans, nous étions six… et aujourd’hui nous sommes vingt-deux !” s’enthousiasme le fondateur de l'espace où graphistes, musiciens, plasticiens et photographes se sentent désormais tous chez eux. Plutôt tourné vers la peinture lors de l'ouverture, le lieu s'est enrichi depuis d'un studio de photographie, d'un studio de musique et même d'une galerie de 80 m2 baptisée The Room.
C’est justement au sein de cet espace, The Room, que Pierre Debusschere présente jusqu’au 3 octobre sa deuxième exposition personnelle, après celle présentée au MAD de Bruxelles il y a deux ans. Baptisée “SPECTRUM”, la série de photographies inédite qu’il dévoile joue sur les différents sens du mot, renvoyant aussi bien à la diversité des corps, au large spectre de l’identité et du genre, mais aussi au spectre chromatique, si central dans la prise de vue. Enrobés de leurs diverses couleurs – qui se prolongent même sur les murs et le sol – les corps sont, une fois de plus chez le photographe, dissimulés, tandis que bijoux et accessoires apparaissent discrètement sur certains portraits, soustraits aux corps qui les portent. Ici la dissimulation est opérée à travers une affirmation expressive des corps, non sans une pointe de provocation envers la censure qui régit actuellement les réseaux sociaux : “ici, ce n’est plus seulement une personne ni un visage qui parle, mais un corps bien plus large”, commente-t-il. Ainsi dénuées d’identité, ces silhouettes deviennent en effet les supports d’une interprétation ouverte, à la portée délibérément universelle.
Pierre Debusschere, SPECTRUM, jusqu'au 3 octobre à la galerie The Room, 254 Forest, Bruxelles.