Redécouvert longtemps après sa disparition qui survient en 1976, Pierre Molinier est aujourd’hui considéré comme un maître de la photographie et de l’art érotique. Alternant la mise en scène de lui-même et les clichés de ses modèles favoris, le Français développe grâce à des photomontages minutieux une iconographie tout en créatures fantasques, un monde sombre et fascinant. Il entretient dans les années 60 une correspondance intense avec Emmanuelle Arsan, auteur du roman érotique Emmanuelle, qui vit avec son mari à Bangkok, et qui accumule au fil des années un ensemble de photographies, d'études préparatoires, de clichés d’œuvres et de lettres personnelles envoyés par Pierre Molinier. Cette collection vendue chez Artcurial offre un témoignage précieux sur le processus de travail de l’artiste solitaire et mystérieux. Capucine Tamboise, du département photo d’Artcurial, nous apporte son éclairage.
Numéro : Quelle était exactement la relation entre Pierre Molinier et Emmanuelle Arsan ?
Capucine Tamboise : En réalité, il était plutôt question d’un trio, car le mari d’Emmanuelle, Louis-Jacques Rollet-Andriane, tenait une place importante dans cette histoire. Étant diplomate, il se cachait derrière le nom de sa femme, mais il semble que les lettres à caractère très érotique aient été écrites par lui. Pierre Molinier considérait
véritablement Emmanuelle Arsan comme une muse. Parce qu’elle résidait à Bangkok et lui à Bordeaux, elle lui envoyait régulièrement des photos d’elle qu’il utilisait dans ses photomontages. Elle était également sa conseillère artistique, et Pierre Molinier lui soumettait des croquis, des photos préparatoires annotées. Emmanuelle Arsan et son
mari avaient pour projet de constituer un musée dédié à leur ami artiste. Leur collection regroupait quelque 400 tirages et aussi 20 tableaux, car il avait débuté en tant que peintre.
Pierre Molinier, Le Chaman, variante, collection Emmanuelle Arsan - © Artcurial
S’il a un temps été proche d’André Breton, Pierre Molinier a développé une œuvre très singulière, dans une indépendance totale. Vivait-il de son art ?
Il vivait grâce à une cour d’admirateurs qui achetait ses œuvres, mais il n’était pas suivi par des galeries de son vivant. On l’a redécouvert longtemps après sa mort. André Breton a quant à lui rapidement pris ses distances avec Molinier, car il n’assumait pas le caractère crûment sexuel de son œuvre. Et son univers était trop sombre pour trouver un écho, même dans les années 60, qui prônaient des mœurs plus libérales.
Cette collection fournit-elle des informations précieuses sur le travail de Pierre Molinier ?
Il ne datait ni ne signait ses œuvres, ce qui laisse un certain flou pour leur exégèse. Mais cette collection et cette correspondance offrent une somme d’informations intéressantes. En découvrant ses documents de travail, on se rend compte à quel point il était en avance sur son époque : ses photomontages sont très sophistiqués, notamment son œuvre ultime, le “Chaman”. Il préfigure Photoshop, mais aussi le thème de l’androgynie ou du transgenre, très présent dans ses mises en scènes de lui-même, où il se représente avec une paire de seins, parfois émasculé, ou au contraire avec le sexe en érection.
Pierre Molinier, La Grande Mêlée, planche n° 54 du Chaman, collection Emmanuelle Arsan - © Artcurial
Travaillait-il à partir de thèmes, de personnages ou de scénarios érotiques ?
Ses œuvres ont parfois des titres très descriptifs, tels que “Jean-Pierre en train de se faire enculer”. Ses cartes de visite le représentent dans une position d’auto-fellation. Des clichés naissaient de scénarios qu’il échafaudait avec Emmanuelle, du type : “Le godemiché est en place et produit son effet ; la verge est branlée”. Il étalait son sperme en guise de glacis sur ses tableaux, et il annote alors : “Marie, mère de Dieu. Une fois de plus, j’enduirai ses chairs flamboyantes”.
“The forbidden sale” : Pierre Molinier, collection Emmanuelle Arsan chez Artcurial.