Baby-sitter sans histoires qui vivait entre New York et Chicago dans l’effervescence des Trente Glorieuses, Vivian Maier n’avait rien, a priori, pour se transformer en figure de proue de la photographie du XXe siècle. Ne recherchant ni gloire, ni reconnaissance, armée de son seul Royflex, elle a pris au fil de son existence des photographies dans un but strictement personnel. Alors qu’elle acheva sa longue vie d’errance et de solitude dans un dénuement extrême, elle était donc loin de se douter de la célébrité qui lui était promise. Dépourvue de maison propre, elle conservait ses affaires dans un garde-meuble, lui-même bien trop lourd à supporter financièrement… Saisi, leur contenu se voit ainsi vendu aux enchères. C’est John Maloof, un jeune agent immobilier à l’âme de collectionneur habitué des brocantes, qui se porte acquéreur des précieux cartons où se cachaient les négatifs de Vivian Maier. Entre de bonnes mains, ses photographies renaissent alors d’entre les morts : Vivian Maier sortira à tout jamais de l’anonymat.
Le destin tragique, surnaturel, abracadabrant de cette photographe involontaire John Maloof le narre par ailleurs dans le documentaire “À la recherche de Vivian Maier” qui a nourri l’imaginaire de nombreux férus de photographie. De son œuvre, néanmoins, le documentaire retient essentiellement des photos en noir et blanc. Pourtant, sa passion ne s’est pas arrêtée à la bichromie. Présentés en premier lieu par un ouvrage de Colin Westerbeck, paru en novembre 2018 sous le nom de The Color Works, ce sont ces images lumineuses, tantôt vives, tantôt délavées, qui sont aujourd’hui exposées par la galerie Les Douches à Paris.
Témoin de sa propre vie, et de celle des autres, dans les rues de New York et de Chicago, Vivian Maier tombe nez à nez avec des figures du malheur — comme cette Dame en noir new-yorkaise, probablement veuve, esquissant un sourire lugubre et dérangeant — mais également avec celles du bonheur et de l’innocence capturant en 1972, cette fois-ci à Chicago, les mains enlacées et éreintées d’un couple du troisième âge.
Vivian Maier, “Chicago, May 1958”, 1958,Tirage chromogène posthume. © Estate of Vivian Maier, Courtesy Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, New York, Les Douches la Galerie, Paris.
Vivian Maier, “Chicago”, 1972, Tirage chromogène posthume. © Estate of Vivian Maier, Courtesy Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, New York, Les Douches la Galerie, Paris.
Trompeuses, ces photographies capturant les instants heureux d’une vie qui passe ne sont qu’un prétexte pour présenter la faiblesse de l’homme face au temps. Cette même fragilité est perceptible dans la femme en rouge, photographiée à Chicago, quelques années plus tôt. Accentués par ses vêtements couleur sang, son âge, ses rides ne sont pas anodins. La peau plissée, tombante et lourde sur les paupières est l’indice révélateur d’une vérité difficile à admettre : le temps passe, irréversiblement.
Mais c’est sans doute dans l’exercice de la nature morte que Vivian Maier traite le mieux de ce thème qui lui est particulièrement cher. Par les fleurs, abandonnées gisant, inertes, dans des lieux incongrus : banquettes en cuir rouge impeccablement cirées d’une voiture décapotable, sur les pavés d’une rue. D’ailleurs, cette référence aux fleurs est peut-être un clin d’œil au peintre Henri Matisse qui utilisait ce même motif, en 1910, dans Nature morte au châle de Séville.
Telles des vanités venant rappeler le caractère éphémère de la vie humaine, ces fleurs sont disséminées un peu partout dans son œuvre photographique. Comme des indices, des messages codés, Maier les adresse aussi à une Amérique qui, éblouie par sa gloire, se brûle cependant les ailes. À travers des scènes quotidiennes à l’apparence triviale, l’œil de la photographe révèle une réalité profonde : des aspirations, des désirs de consommation, des modes de vie absurdes qui constituent l’essence d’un pays au faîte de sa grandeur et au plus près de sa décadence, sans s’apparenter à une vision délibérément critique comme celle des photographies politiques d’Andy Warhol. À Chicago, des femmes d’âge moyen chez le coiffeur qui attendent patiemment que leurs cheveux soient fin prêts. Ou, à New York, cet instant précis où, au milieu d’une imposante avenue, comme un seul homme, un flot d’hommes et de femmes s’apprêtent à entrer dans ce nouveau temple voué au dieu “Consommation” : l’entreprise.
Vivian Maier, “Chicago”, 1956, Tirage chromogène posthume. © Estate of Vivian Maier, Courtesy Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, New York, Les Douches la Galerie, Paris.
Vivian Maier, “Self-Portrait”, c. 1960, Tirage chromogène posthume. © Estate of Vivian Maier, Courtesy Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, New York, Les Douches la Galerie, Paris.
À travers le portrait quotidien de l’Amérique des Trente Glorieuses, Maier dépeint le sort tragique de l’être humain. Fleur fragile prompte à faner, l’homme apparaît aussi, dans ses images, comme un minuscule détail au sein d’une réalité plus grande, et même trop grande pour lui. Réduit à un détail, vain et insignifiant, cet homme sur l’une des photographies prises à Chicago en 1956 disparaît presque tant il n’a pas d’importance : sa représentation de dos le réduit à une forme, face à un immense ciel bleu radieux.
Thème récurrent de son œuvre, elle expose derechef en 1960 dans Self Portrait, son ombre. Personnifiant l’homme, cette ombre minuscule projetée sur un mur de pierre brut devient imperceptible face à un paysage confrontant architecture et nature. L’être humain par cette confrontation entre l’architectural — synonyme de la civilisation — et le naturel, entre la nature et la culture, n’est plus qu’un détail, et, l’architecture elle-même face à cette étendue glaciale n’est plus en mesure de représenter quoi que ce soit, la neige recouvrant tout, la nature prenant le pas. Et, soudainement, les couleurs disparaissent.
Exposition “The Color Work” de Vivian Maier
jusqu'au 30 mars 2019
Galerie Les Douches
5, rue Legouvé
Paris X.