© Netflix
Les amateurs n’apprendront pas grand chose. Les néophytes, eux, découvriront, émerveillés, les premiers pas d’un producteur qui se rêve rappeur, qui se voit déjà, comme le répétait timidement Aznavour, en haut de l’affiche, quitte à écraser quiconque se dresse sur son passage – concurrents et proches inclus. Personne, pourtant, ne peut tout ignorer du parcours de Kanye West. Tous, ou presque, ont les yeux rivés sur lui parce qu’il assène le monde, depuis plusieurs mois déjà, d’images de sa vie privée faussement volées, de pétages de plombs en ligne et pas en règles, de prises de position politiques tendancieuses et de serments d’allégeance à Jésus si répétitifs qu’ils deviennent fanatiques. Parce qu’il considère que c’est lui, Jésus, et qu'il est l’apôtre qui, à travers son art, va changer la face de la Terre. Parce qu’il a été envoyé par Dieu pour traduire, en langage humain, cette prophétie : Kanye West est le génie qui, outre le fait de révolutionner la musique, va bouleverser l’idée que l’on se fait d’un artiste. Et de ce que ça implique de l’être.
Il y est parvenu. C’est ce que montre, à travers un paquet d’images d’archive inédites, tirées de centaines d’heures de rushes, tournées dès le début des années 2000, la première partie du documentaire qui en compte trois, diffusé sur Netflix, et intitulé aussi sobrement qu’excessivement Jeen-Yuhs (“génie” en français). Son ami Clarence “Coodie" Simmons a décidé, alors que Kanye West vient à peine de fêter ses vingt ans et que lui-même est déjà un peu connu dans le milieu du rap pour ses interviews filmées, de le suivre et de l’aider, avec une caméra, à devenir célèbre. On reconnaît bien, là, le pouvoir souvent illusoire des images. Dans le premier épisode (le seul que l’on a pu visionner à ce jour), Coodie entremêle la petite et la grande histoire : il insère des vidéos personnelles et nous invite à croire que ce sont lui et sa fièvre pour les caméscopes – qu’il a d’ailleurs héritée de l’enfance – qui ont propulsé le rappeur aux sommets du hip-hop américain.
Si le film sous-entend parfois – égo du réalisateur oblige –, que c’est ce projet de documentaire qui a poussé Jay-Z, Damon Dash et Kareem Burke, les patrons du label Roc-A-Fella, à signer Kanye West et à publier son premier album, The College Dropout, les amateurs, voire les fans, ne sont pas dupes. Il connaissent déjà par cœur la recette du succès du gamin de Chicago devenu superstar : un mélange d’audace, de persévérance, d’obstination et un brin de folie. L’intérêt n’est donc pas tant, ici, d’apprendre des faits inédits, ni de se glisser, comme une petite souris, dans l’antre du tout-puissant business du hip-hop qui broie les plus faibles et canonise les plus forts. Déjà, dans le long épilogue de son premier disque sorti en 2004, Kanye West déballe tout sur sa conception : le deal presque conclu, grâce à un certain Joe 3H, avec Capitol puis le refus des patrons à la dernière minute, la réticence de Jay-Z à s’engager dans le projet, l’image de producteur dont Ye n’arrive pas à se défaire et sa stratégie d’inviter sur l’album des pointures telles que Mos Def et Common pour gagner en crédibilité.
Balayées, donc, les vraies-fausses révélations. Le sel de Jeen-Yuhs réside dans son timing et sa puissance antagoniste : il dresse le portrait intime de quelqu’un pour qui plus rien n’est privé. Il débarque sur le mastodonte Netflix à l’heure où la vie de Kanye West est devenue un gigantesque happening scruté, commenté et liké, en direct, par des millions de personnes. Au moment où il vient de mettre lui-même un scène sa relation puis sa rupture avec l’Américaine Julia Fox, où il s’est affiché, le jour de la Saint-Valentin, rampant aux pieds de son ex, Kim Kardashian, à coups de cadeaux comme un Hummer rempli de roses rouges et où il orchestre méthodiquement un fight médiatique avec le nouveau compagnon de cette dernière, Pete Davidson… Le film nous fait ainsi regretter, c’est le but affiché de son réalisateur, l’ancien Kanye West, celui qui doute, image à l’appui, avant de poster un tweet, qui regarde sa mère avec des yeux embués lorsqu’elle l’intime de ne pas se laisse dévorer par le succès (“The giant looks in the miroir and sees nothing”/“Le géant regarde dans le miroir et ne voit rien”) et qui saute au plafond quand la légende du rap de Houston Scarface, OG parmi les OG, qualifie Family Business, l’un de ses morceaux les plus tendres, d’incroyable.
Un garçon gêné parce qu’il porte un appareil dentaire et qui compose un titre de cinq minutes dédié à tous les membres de sa famille : c’est le souvenir que l’on aimerait garder de Kanye West, dont le prénom franco-éthiopien veut dire “le seul”. Vingt ans après le tournage, ce dernier est devenu père d’une famille nombreuse, a changé de nom, a été diagnostiqué bipolaire, s'est insurgé contre le documentaire parce qu'il n'a pas été convié en salle de montage avant d'en faire la promotion sur Instagram… À travers les images de cette icône qui n’en est pas encore une, Coodie soulève une fameuse et triste réalité – très souvent abordée dans les trop nombreux documentaires de stars sur leur propre vie : c’est au sommet de la gloire qu’on se sent le plus seul. Jeen-Yuhs fait alors l'effet d'un miroir. Il nous rappelle que si Ye met en scène son autodestruction aussi bien qu’il produit ses albums, c’est aussi à la demande d’un public souvent malsain qui souhaite toujours assister, le plus près possible, à la mort de ses idoles.
Yeen-Yuhs (2022) de Clarence 'Coodie' Simmons, premier épisode disponible sur Netflix puis un épisode chaque semaine.