Architecte de renommée internationale, Rem Koolhaas est aussi un auteur reconnu. Dès 1978, le lecteur découvrait, dans son “manifeste rétroactif pour Manhattan”, New York délire, cette approche mordante et polémique qui le caractérise, mais aussi son singulier talent pour explorer, à la Sherlock Holmes, des lieux que personne n’avait songé à examiner avant lui. En 1995, il revient aiguillonner le monde de l’architecture avec le prodigieux pavé, S, M, L, XL, qui rend compte des travaux de son agence, OMA, dans un foisonnement de statistiques, récits mirifiques, carnets de voyage, manifestes, essais, etc. Parmi ses publications ultérieures, citons notamment, en 2006, Junkspace (“Ce qui reste une fois le processus de modernisation achevé ou, plus exactement, ce qui coagule à mesure que la modernisation progresse, ses répercussions”), ou encore Project Japan: Metabolism Talks... (2011), ouvrage pour lequel il avait, avec Hans Ulrich Obrist, interviewé tous les architectes encore en vie du mouvement métaboliste japonais des années 60. Il revient aujourd’hui aux commandes d’un nouveau mastodonte imprimé, colossal volume collectif de 2 500 pages intitulé Elements of Architecture. Allongeant considérablement la liste des “quatre éléments” identifiés au XIXe siècle par l’architecte et théoricien allemand Gottfried Semper, l’ouvrage dissèque la discipline architecturale à travers le prisme de quinze catégories : sols, murs, plafonds, toits, portes, fenêtres, façades, balcons, corridors, âtres, toilettes, escaliers, Escalator, ascenseurs et rampes d’accès. Le résultat ne constitue pas seulement une histoire alternative de l’architecture, mais aussi une exploration philosophique de la place et des possibilités de cette discipline dans le monde d’aujourd’hui.
Numéro : Avant de devenir un livre, Elements of Architecture a d’abord été une exposition, et avant cela encore, un atelier pédagogique à la Harvard Graduate School of Design. Quelle est votre approche de l’enseignement ?
Rem Koolhaas : Lorsqu’on m’a proposé d’enseigner à Harvard, au milieu des années 90, j’ai découvert qu’il existait une sorte de décalage entre les étudiants et les équipes pédagogiques, parce que le corps estudiantin avait radicalement changé, qu’il s’était nettement internationalisé, avec notamment beaucoup d’étudiants venus d’Asie. Les professeurs continuaient pourtant d’enseigner les thèmes classiques de l’architecture. Je me souviens d’un cours où l’enseignant évoquait la réhabilitation d’un quai à l’abandon dans le port de Boston ; j’ai pris conscience que cela n’avait aucun sens pour les trois quarts des étudiants présents, parce qu’ils venaient d’une culture qui valorise d’abord le neuf. J’ai tenté alors d’imaginer un changement de méthode qui consisterait à considérer les étudiants comme étant, à certains égards, plus expérimentés que les professeurs, en prenant appui sur cette hypothèse pour clarifier des questions auxquelles vous-même ne connaissez rien et qui n’ont pas encore été étudiées. Le premier sujet que nous avons abordé, c’était la présence et l’ampleur des phénomènes de shopping à l’échelle mondiale. Le suivant, c’était le “delta de la rivière des Perles”, qui, à l’époque, n’était pas encore un concept et ne portait même pas de nom : nous tentions d’anticiper les évolutions possibles de la Chine. Dans les deux cas, la méthode a bien fonctionné, et, à partir de là, nous avons reçu à Rotterdam une douzaine d’étudiants de Harvard. Nous nous sommes ensuite penchés sur l’Afrique, puis sur l’époque romaine envisagée comme une préfiguration de la mondialisation contemporaine, puis sur les éléments de l’architecture, et aujourd’hui, nous sommes passés aux campagnes.
“Je me suis toujours intéressé aux murs et aux plafonds. Au fil de mon existence, j’ai vu le mur passer d’une réalité tangible à quelque chose de quasi immatériel.”
Il est dit très clairement dans le livre que cette liste des éléments n’est pas définitive. En avez-vous rejeté certains, et si oui, pourquoi ?
La colonne a été écartée, parce que nous avons considéré que trop de rôles différents lui ont été attribués. Pour moi, cette liste est la bonne. Mais l’ouvrage fait des petits. Giulia Foscari, qui est une collègue et une amie, a déjà écrit un magnifique livre sur Venise, où elle envisage la ville à travers le prisme de ces mêmes éléments [Elements of Venice, éd. Lars Müller, 2014]. Cela montre à quel point cette manière de voir est fructueuse. Quelqu’un d’autre travaille actuellement de la même façon sur Hanoï.
Dans Elements..., la compilation d’innombrables sources, points de vue et types d’écriture différents rappelle un peu S, M, L, XL. Y a-t-il un lien entre les deux ouvrages ?
En résumé, pour S, M, L, XL, j’étais moi-même plus directement responsable du projet. Pour le mener à bien, je m’étais éloigné du bureau pendant près de sept mois, ce que je n’aurais pas pu me permettre cette fois-ci. Il y a beaucoup de liens entre les deux livres, mais aussi de nombreuses différences. D’abord, S, M, L, XL parlait de nous – et en partie de moi – alors que ce n’est pas du tout le cas dans Elements... Parmi mes livres les plus intéressants – là encore parce qu’il ne m’est pas consacré – il y a celui que j’ai coécrit avec Hans Ulrich Obrist. Pendant cinq ans, nous avons interviewé au Japon tous les architectes du mouvement métaboliste, très âgés à l’époque. C’est une sorte de portrait de la période de l’après-guerre et de la première avant-garde en Asie.
Lorsque j’étais jeune, on nous répétait sans cesse que le numérique allait enterrer le papier – que le bureau sans papier était une réalité imminente et que les livres, eux aussi, allaient devenir obsolètes. Mais dans les faits, la numérisation a eu l’effet inverse : il y a autour de nous plus de papier et de livres que jamais. Pourquoi cet attachement au livre ? Après tout, Elements... aurait pu prendre la forme d’un CD-ROM ou d’une base de données en ligne.
Eh bien, pour deux raisons. Le format d’un livre est beaucoup plus versatile et ouvert qu’on ne le pense souvent, et il a déjà fortement subi l’influence des technologies numériques.
On fait aujourd’hui des livres totalement différents de ceux qui étaient publiés autrefois. Les gens ont souvent envie de picorer ici et là, de se balader entre les pages du livre, plus ou moins au hasard. En outre, contrairement au reproche fait à Internet – son côté déroutant ne permettant pas d’affirmer quoi que ce soit avec une autorité définitive – il me semble que l’on est bien davantage en mesure de capter la valeur ou la tonalité de différentes narrations à travers un livre. Un livre peut désormais contenir lui aussi de nombreuses voix distinctes.
Dans l’avant-propos, un hommage appuyé est rendu à la conceptrice du livre, Irma Boom, et à son rôle essentiel dans la mise en forme de cette gigantesque quantité de matière.
Si j’ai travaillé avec Irma, c’est parce que, l’un comme l’autre, nous nous intéressons beaucoup à l’histoire du livre imprimé, notamment en raison de l’annonce de sa disparition prétendument imminente. Récemment, nous avons visité ensemble la Bibliothèque vaticane. En découvrant le premier livre “de poche”, qui date de l’an 1500, ou encore le premier ouvrage produit sous forme de livre, et non de rouleau, avec ses illustrations si drôles, vous comprenez que le livre est un support immensément riche et variable qui peut contenir des milliers d’interprétations différentes. J’ai rencontré Irma en 1995 parce que, sans nous connaître du tout à l’époque, nous avions fait exactement le même livre. Le sien avait
été produit pour une entreprise, avec une intrusion assez radicale du monde économique, et le mien, c’était S,M,L,XL. Les deux livres avaient les mêmes dimensions, presque au millimètre près. Cela a marqué le départ d’une amitié entre nous – le genre d’amitié que j’ai pu entretenir aussi avec certains ingénieurs, qui m’ont laissé pénétrer sur leur territoire et que j’ai laissés accéder au mien, dans une forme de fusion très fertile.
Entre le laboratoire de recherche et le livre, ces “éléments” ont fait l’objet d’une exposition à la Biennale d’architecture de Venise de 2014. On sait que l’architecture est particulièrement difficile à exposer, et que le résultat ressemble souvent à un livre que l’on aurait collé au mur. Comment avez-vous choisi de montrer les éléments à Venise ?
La Biennale nous a permis de mettre en scène les “tripes”. Par exemple, il y avait un vrai faux- plafond, de vraies toilettes, de vrais murs. De ce fait, on pouvait véritablement observer les transformations radicales ou la précarité de certains éléments.
L’exposition avait-elle également recours au texte ?
Disons que le visiteur pouvait lire des textes s’il le souhaitait. Mais l’idée était de lui permettre de comprendre sans avoir besoin de les lire. C’est la raison principale pour laquelle beaucoup d’architectes se sont également montrés très critiques à l’égard de l’exposition. Je crois qu’ils ont été un peu vexés de la façon dont on détournait l’attention vers des sujets autres que ceux de la pure conception architecturale.
L’un des objectifs affichés d’Elements... était de “reconsidérer des routes qui n’ont pas été empruntées, des territoires laissés de côté dans l’histoire, et qui pouvaient constituer des projets de renouveau pour la discipline”. Vous êtes-vous découvert parmi eux des préférences ?
En un sens, c’est probablement beaucoup trop tôt pour le dire, mais je pense que l’impact sur mon propre travail sera immense. Par exemple, je me suis toujours intéressé aux murs et aux plafonds, et dans le temps qui est celui de mon existence, j’ai vu le mur passer d’une réalité tangible à quelque chose de quasi immatériel. Il y avait donc certains éléments qui me fascinaient déjà particulièrement, mais d’autres aussi sur lesquels j’ai énormément appris. Les portes et les escaliers, notamment. C’est sidérant, le nombre de choses que l’on tient simplement pour acquises.
“L’ère numérique a déjà profondément infiltré et modifié nos éléments d’architecture. Il suffit d’évoquer ce sol qui enregistre votre position – vendu comme une sorte de dispositif de sécurité pour les personnes âgées – et susceptible d’être directement relié à un service d’ambulances.”
J’ai été épaté d’apprendre dans le livre que la langue allemande possédait un mot, “Scalalogie”, pour désigner l’étude des escaliers.
Oui. C’est en ce sens que le livre constitue aussi une sorte d’histoire alternative de l’architecture. Celui qui a pensé aux accès pour les handicapés, par exemple, a probablement fait davantage que n’importe quel autre architecte pour l’évolution de l’architecture d’après-guerre. C’est un passage très amusant du livre, dans la partie consacrée aux rampes. On y croise deux personnages : Tim Nugent, un universitaire américain, et l’architecte français Claude Parent – nés la même année et décédés à trois mois d’intervalle. Nugent avait servi dans l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, et beaucoup de ses amis en étaient revenus avec un handicap. Il s’est demandé ce qu’il pouvait faire pour ces anciens soldats qui se déplaçaient en fauteuil roulant, et comment leur rendre la vie plus facile. Au bout du compte, la solution qu’il a trouvée était d’une lumineuse simplicité : des rampes à différents degrés d’inclinaison pour faciliter les accès. En l’espace d’une génération, il est parvenu à faire adopter l’idée dans le monde entier. Claude Parent se situait à l’exact opposé. Après la guerre, la France a vécu dans une sorte d’euphorie, celle des Trente Glorieuses. Parent trouvait alors très ennuyeux de vivre à l’horizontale, et pensait par conséquent que chacun devait introduire un certain degré d’inclinaison dans son quotidien, pour vivre – littéralement – sur un autre plan, réintroduire la difficulté. Voici un incroyable croquis de sa main : ici, vous voyez l’inclinaison à laquelle l’être humain ne peut plus se passer d’aide. Là, il indique qu’une inclinaison de 50 %
est “la limite d’adhérence humaine sans intervention d’accrochage”. [Rires.] Et voilà une merveilleuse photo de l’architecte chez lui. Dissimulées dans le plan incliné, sous le revêtement, il y avait des zones molles où l’on pouvait s’asseoir, mais qui étaient invisibles. On pouvait donc aisément trébucher, entre du dur et du mou. Pour moi, il y a là deux extrémités opposées de l’interprétation en architecture : d’un côté la difficulté, de l’autre le confort et la sécurité.
Tous les éléments cités dans le livre sont des éléments physiques, en ce sens qu’ils sont tangibles.
Oui, mais nombre d’entre eux sont désormais en passe de revêtir aussi une dimension “non physique”. À mesure que nous avancions, nous nous sommes aperçus que l’ère numérique avait déjà profondément infiltré et modifié chacun des éléments. Par exemple, ce sol qui enregistre votre position, vendu comme une sorte de dispositif de sécurité pour les personnes âgées, et susceptible d’être directement relié à un service d’ambulances. Mais bien sûr, c’est aussi un moyen de savoir si vous vous trouvez sur ce sol en position debout, couchée ou autre. Même les toilettes ont désormais une dimension numérique, puisqu’elles peuvent analyser chaque épisode et le télétransmettre à un médecin. Sans oublier ce thermostat qui peut apprendre et donc anticiper vos préférences thermiques, mais dont les données sont aussi transmises aux fournisseurs d’énergie ou aux compagnies d’assurance. En 2014, Sam Lessin, responsable à l’époque de la direction des produits chez Facebook, déclarait : “Plus vous en dites au monde sur vous-même, et plus il sera en mesure de vous apporter ce que vous voulez.” Je trouve cela totalement fallacieux et malhonnête, mais c’est très représentatif de ce qui caractérise les acteurs du numérique. C’était donc assez exaltant d’être présent au moment où tout cela s’apprêtait à devenir la tendance, voire la règle en architecture. Je ne me fais pas d’illusions sur notre capacité à stopper ces évolutions, mais je pense que nous pouvons nous montrer légèrement plus vigilants.
En somme, l’architecture vécue comme une sorte de Big Brother, une entreprise de collecte des données ?
Oui. Une maison qui autrefois vous procurait une absolue sécurité peut désormais vous trahir.
J’imagine dans ce cas qu’un élément abstrait de l’architecture pourrait être précisément cette idée de sécurité.
Oui. Tout cela s’inscrit dans un contexte plus large où les idéaux de la Révolution française – liberté, égalité, fraternité – ont été remplacés par le confort, la sécurité et la dimension durable. Je reste profondément convaincu que le simple fait d’avoir si souvent remis au lendemain, et d’avoir été si paresseux – en pensées comme en actes – à l’égard du changement climatique, nous confrontera à un moment donné à une vague d’extrême autoritarisme qui nous contraindra à faire de force ce que nous n’avons pas fait de notre plein gré. Bientôt, il y aura un thermostat qui vous dira : “Ton temps est écoulé, il faut aller dormir”, et nous irons sagement nous coucher dans une chambre glaciale. J’en suis intimement persuadé. La Chine va déjà dans ce sens, et cela se produira aussi chez nous.
Elements of Architecture de Rem Koolhaas, éd. Taschen (2018).