Tout commence en octobre 2014. Le journaliste américain Adrien Chen, spécialiste de la culture Internet, publie un article dans le périodique The Wired intitulé The Laborers Who Keep Dick Pics and Beheadings Out of Your Facebook Feed. Il y évoque différentes entreprises basées aux Philippines où certains employés ont pour mission de filtrer les commentaires sur Internet, supprimant tout contenu indésirable, de la violence à la pornographie en passant par les propos injurieux.
L’artiste franco-suisse Lauren Huret a lu avec attention les colonnes du Wired. Ce qu’elle y a découvert l’a interloqué. C’est pourquoi elle dédie son exposition Praying for my Haters, à cette activité obscure ainsi qu’à la partie sombre d’Internet, objet des fantasmes les plus fous : “Le ‘darknet’ est l’exemple parfait d’une notion qui a été tellement utilisée qu’on ne sait plus vraiment à quoi elle fait référence, explique-t-elle. Mon travail ne porte pas sur le fonctionnement d’internet. Il porte plutôt sur une industrie qui profite de notre désir de croire à la promesse d’une automatisation totale et aux pouvoirs magiques des algorithmes.” Aujourd’hui, les réseaux sociaux emploient de plus en plus de personnes pour filtrer les contenus, chose que les ordinateurs ne parviennent pas à faire seuls. Certes il existe du contenu à caractère pornographique ou susceptible de heurter la sensibilité des internautes, mais qu’en est-il des œuvres d’art ? Sur quels critères les modérateurs philippins se fondent-ils ?
Le darknet, une véritable fenêtre sur l’inhumain.
Ainsi, à travers cette exposition, Lauren Huret cherche à exposer des dynamiques économiques coloniales, des rapports de force des industries dont le profit repose essentiellement sur des individus cernés par un contexte économique rude : “Rendez-vous compte, nous prenons part à une économie peu reluisante”, assène-t-elle.
La sculpture “Praying for my Haters”.
Dans une salle plongée dans l’obscurité, on assiste à la projection de Praying for my Haters, vidéo réalisée par l’artiste elle-même. Direction Manille, capitale des Philippines où des centaines de petites mains effacent quotidiennement des millions d’images atroces, bien avant qu’elles inondent Facebook et Instagram. D’un ton monotone, une voix off explique : “Les images circulent, se démultiplient et se reproduisent à une vitesse impensable, elles vivent grâce à notre avidité, nos indignations, nos désirs insatiables d’en voir toujours plus, l’image-virus est un accident. […] Ces images génèrent et produisent de l’argent, elles sont le nouveau capital de la crasse.”
Quasi marché noir du web, on trouve tout type de business sur le darknet : drogue, armes, prostitution, violence...
Focus sur une entreprise d’envergure. On aperçoit les employés à travers les vitres du bâtiment impersonnel. Ici, la violence sociale, psychologique et physique est identique à celle que les modérateurs de contenu tentent désespérément d’endiguer sur la Toile. La tâche ingrate de “content manager” est née avec la montée en puissance des géants du web. Mais Lauren Huret interroge surtout l’impact psychologique de ces images sur les modérateurs. C’est pourquoi elle a réalisé une maquette interactive qui représente le quartier d’affaires de Manille. Elle érige un gratte-ciel de verre miniature, il surplombe un corpus d’images étirées voire totalement déformées. Les spectateurs peuvent se glisser au sein de ce building, sorte de poste de surveillance dont les parois représentent différentes interfaces de réseaux sociaux.
Le titre de cette exposition – Praying for my Haters – fait référence à l’importante communauté catholique des Philippines. Mais il renvoie surtout à la culture du “troll” sur Internet, commentaires provocateurs qui consistent à faire surgir des réactions virulentes. Au Centre culturel suisse, Lauren Huret présente un tableau animé. Une jeune femme, en plan fixe, Smartphone en main. Elle cligne des yeux, et sur l’écran de son téléphone, une paire d’yeux, elle aussi, ne cesse de cligner. Une allégorie de Saint-Lucie – qui tient ses propres yeux sur un plateau – écho direct au sacrifice quotidien des employés philippins, martyrs d’une société moderne assoiffée de publications nauséabondes. Dans la même salle, Lauren Huret projette Manilla stories (chasing ghosts on social media), un film qui reprend le format vertical des stories de Snapchat et Instagram. Des séquences tournées par l’artiste lors de son séjour à Manille, tel un carnet de voyage.
Plus tôt, Lauren Huret évoquait le “darknet”, notion fourre-tout à la définition trouble. Cet espace répond à l’appétit déviant des consommateurs du net : “On imagine le darknet comme une zone de contenus interdits, une zone sombre qui échappe à tout contrôle, toute loi. Le ‘darknet’, ce sont des informations en ligne qui ne peuvent pas être référencées ou trouvées par des moteurs de recherche classiques”, explique Lauren Huret. Cet espace mystérieux demeure une partie d’Internet qui utilise plusieurs protocoles garantissant l’anonymat de tous les participants. Une liberté ultime qui leur permet de s’adonner à des occupations illégales et immorales. Quasi marché noir du web, on y trouve tout type de business : drogue, armes, prostitution, violence... Une véritable fenêtre sur l’inhumain. Gouverné par des experts et une poignée d’individus intouchables, le darknet enferme des photos et vidéos souvent insupportables, consultables en quelques clics si tant est que l’on ait des connaissances poussées en informatique. Une réalité perverse issue d’un espace virtuel en roue libre.
Exposition Praying for my Haters de Lauren Huret, jusqu’au 28 avril, Centre culturel suisse.