Un rayon de soleil doré sur des tresses blondes, une robe de princesse portée par une fillette chaussée de pattes d’ours, des petits garçons qui envisagent le monde comme des hommes... Récemment, le thème de l’enfance a pris de plus en plus de place dans les images de Clément Cogitore. C’est surtout la solitude de l’enfance qui l’occupe, l’aspect géopolitique de la cour de récréation, l’apprentissage de la cruauté. Il avait déjà proposé des images très fortes liées à ce sujet, comme la conclusion de sa vidéo Memento Mori (2012) dans laquelle on voyait, sur une musique de Claudio Monteverdi et de Luigi Rossi, de tout jeunes visiteurs hypnotisés par des loups domestiqués dans un zoo ; la caméra reculait et les enfants entraient dans le champ.
“Cette exposition est pensée pour le jeune public, comme le sont les films d’animation de Miyazaki, c’est-à-dire avec beaucoup de niveaux de lecture.” Clement Cogitore
L’enfance est omniprésente, aussi, dans Braguino (2017), ensemble de travaux composé d’un documentaire sorti en salle, d’une exposition en forme d’installation qui s’est tenue au Bal, à Paris, à l’automne dernier, d’un livre et de photographies. Clément Cogitore est allé en Sibérie filmer deux familles de vieux-croyants, qui vivent retirées du monde dans une atmosphère de guerre fratricide larvée. Autour d’elles, rien que la taïga, sa sauvagerie et sa beauté. Et le monde contemporain industrialisé et corrompu, vécu comme une menace. Braguino est en quelque sorte un négatif de Memento Mori. Clément Cogitore y joue avec des archétypes simples comme ceux d’un conte : l’enfant, le monstre, la forêt, la maison... Par là, il suggère également un questionnement sur les origines de son travail : d’où vient-il ? À quoi sert-il ? Pourquoi et pour qui le fait-il ?
Cet été, le Palais de Tokyo a invité Clément Cogitore à participer à Encore un jour banane pour le poisson rêve, exposition inscrite dans une saison sur l’enfance. Ni scénographe ni curateur, c’est le rôle de dramaturge qui lui a été attribué. Il le définit comme “celui qui travaille sur le récit d’une exposition et l’écriture visuelle de l’espace à partir d’un texte écrit”. Cette démarche revêt une dimension assez expérimentale : “J’aime faire des choses sans savoir à l’avance si elles vont être intégrées à mon travail, explique-t-il.Quand j’ai commencé mon film Bielutine, tourné pour La Lucarne d’Arte dans l’appartement de deux collectionneurs à Moscou, je ne savais pas à l’avance le résultat que j’allais obtenir. Le fait de jouer avec un certain nombre de contraintes peut être très stimulant. Pour L’Enfer, Henri-Georges Clouzot n’a pas eu de contraintes, mais son long-métrage n’a jamais été terminé. Par ailleurs, cette exposition est pensée pour le jeune public, comme le sont les films d’animation de Miyazaki, c’est-à-dire avec beaucoup de niveaux de lecture.”
Nouvelle présence de l’enfance chez Clément Cogitore, mais cette fois avec le caractère terrifiant du monde contemporain, la série Kids – présentée pour la première fois dans ces pages – est le prolongement de l’un des projets de l’exposition du Palais de Tokyo. Clément Cogitore a puisé, dans des banques d’images, des photographies d’enfants commercialisées par leurs parents de façon anonyme, puis utilisées pour des campagnes publicitaires. Leurs titres les décrivent comme des produits : “Enfant blanc souriant”, “Enfant asiatique avec des tresses”... Une fois ces images achetées, Clément Cogitore a pixellisé les regards d’une façon qui rappelle les bandeaux noirs que l’ont voyait dans les magazines à scandales des années 90 pour présenter les enfants disparus. Il a joué avec un algorithme sur le brouillage de ces regards, plus ou moins fort selon les cas, entre absence et monstruosité.
Clément Cogitore a puisé, dans des banques d’images, des photographies d’enfants commercialisées par leurs parents pour des campagnes publicitaires.
Ces images sans affect et dépourvues de tout lyrisme réunissent deux éléments contradictoires : l’archétype de l’enfant rayonnant, et le signe du pire, la disparition. Que signifie le fait d’envoyer le visage de son enfant dans le monde? “C’est notre rapport à nos enfants qui est interrogé, plutôt que l’enfance elle-même comme dans Braguino ou Memento Mori”, précise l’artiste. On pourrait imaginer que Kids soit une suite de Braguino : l’entrée des enfants sauvages dans le monde d’aujourd’hui, des enfants aveugles.
Dans Encore un jour banane pour le poisson rêve, une des images de Kids sera interprétée par un artisan et transposée en mosaïque grand format. Assemblées selon une technique immémoriale, les tesselles de céramique rappelleront les pixels générés par ordinateur. L’image sera répartie sur plusieurs pans de murs en chicane que l’on pourra traverser comme des seuils d’une salle à l’autre. Elle ne sera visible en entier que depuis un seul point de vue dans l’espace.
Au fil du parcours de l’exposition, l’une des œuvres choisies par les curateurs Sandra Adam-Couralet, Yoann Gourmel et Kodama Kanazawa, résonne très directement avec l’œuvre de Clément Cogitore : la séquence d’ouverture deSombre, le film de Philippe Grandrieux (1999). Pendant plusieurs minutes, des enfants sont hypnotisés par un spectacle de Guignol. Ils poussent des cris étranges, entre le rire et la terreur. On dirait un monde à l’intérieur du monde. À ces images, Clément Cogitore associe un souvenir qui marque pour lui la fin de son enfance : le moment où, pendant une projection deMission impossible, il a détaché les yeux de l’écran pour regarder les autres spectateurs et constater que le temps du film ne suspendait pas celui du monde, et que dehors, il continuait probablement de faire beau ou de pleuvoir. C’est ce mélange d’autorité de la scène et d’ouverture d’un espace de liberté par la pensée que Clément Cogitore attend de tout spectacle, lui qui considère que son travail relève avant tout de la mise en scène.
“Même si elles sont éloignées dans le temps et l’espace, la dimension cathartique du hip-hop et la dimension incantatoire de la musique de Rameau sont comme de bonnes amies qui ont des choses à se dire”, estime Clément Cogitore.
C’est aussi cet équilibre qu’il cherche à créer pour l’opéra-ballet Les Indes galantes, de Jean-Philippe Rameau, qu’il mettra en scène à l’Opéra Bastille en 2019 – une première dans sa vie d’artiste. Cette invitation lui est parvenue après la carte blanche que Stéphane Lissner lui avait donnée pour réaliser une vidéo dans le cadre de la 3e Scène, espace numérique de l’Opéra national de Paris où des cinéastes, des écrivains, des photographes, etc., proposent leur regard sur la danse et l’art lyrique. Certains choisissent aussi de valoriser les lieux : Xavier Veilhan avait ainsi utilisé les machineries, Claude Lévêque, le lac souterrain... Clément Cogitore avait associé le krump à la musique de Rameau, et fait monter sur la scène de l’Opéra cette danse des ghettos noirs de Los Angeles née à la suite des émeutes de 1992. La composition des Indes galantes avait, elle, été inspirée à Rameau par des danses de combat indiennes ritualisées qu’il avait découvertes à la Comédie-Italienne en 1725. “Même si elles sont éloignées dans le temps et l’espace, la dimension cathartique du hip-hop et la dimension incantatoire de la musique de Rameau sont comme de bonnes amies qui ont des choses à se dire”, estime Clément Cogitore. Quelque temps après la sortie de sa vidéo pour l’Opéra, alors qu’elle circulait sur Internet, il est passé par hasard devant le Centre Pompidou, où des jeunes gens visiblement inspirés par son travail dansaient au son des Indes galantes. Qu’est-ce que la circulation des images ?