Ils sont tous les deux morts dans leur 28e année. Et tous les deux auront mis moins d’une décennie pour entrer dans la légende. Egon Schiele s’éteignait il y a cent ans à Vienne, le 31 octobre 1918, après avoir bouleversé – parmi tant d’autres choses – la représentation du corps, du nu et de l’érotisme dans la peinture. Six ans plus tôt, il échouait en prison pour pornographie. Jean-Michel Basquiat, lui, succombait sous les coups de l’héroïne et de la cocaïne il y a trente ans, le 12 août 1988. Il incarnait, et incarne toujours, l’émergence – dans le monde des mâles blancs dominants – d’une culture urbaine, underground et afroaméricaine. Tristes anniversaires. Paradoxaux anniversaires… le grand public n’a jamais autant adoré les deux artistes – révoltés sincères, en guerre contre l’ordre établi (c’est-à-dire contre l’ordre du grand public), assurant aux deux expositions que leur consacre la Fondation Louis Vuitton le rang de blockbusters de l’année.
Sherrie Levine à propos d’Egon Schiele : “Il y a quelque chose dans son érotisme qui fait mouche. Cela est dû en partie à cette représentation très consciente de son propre narcissisme.”
La postérité des deux icônes est tout aussi impressionnante chez les artistes contemporains. “La manière dont Schiele a repoussé tous les tabous du corps et de sa représentation se retrouvait hier dans la démarche d’un Mike Kelley, aujourd’hui dans celle d’un Paul McCarthy”, explique le commissaire des expositions, Dieter Buchhart. Chez le jeune Autrichien, les autoportraits se font d’abord anguleux et contorsionnés. Ce sont les premières années, celles des expérimentations de la ligne et de la couleur. Les dernières seront marquées par la suppression des membres du corps. Leur fragmentation. Dès les années 70, McCarthy perpétue ce débordement chaotique. Il le pousse dans ses retranchements les plus grotesques. Sculptures ou performances… les corps sont mutants et régressifs mais tout aussi politiques. L’artiste amoral repousse les tabous et étend jusqu’à l’explosion les limites du (bon) goût.
Suzanne Pagé à propos de Jean-Michel Basquiat : “un trait irrigué d’une impulsion juvénile et porté par une véritable rage se donne pour mission d’imposer la figure noire, suite au constat douloureux que fait l’artiste de son absence dans le monde de l’art.”
Première monographie de Schiele à Paris depuis vingt-cinq ans, l’exposition de la Fondation Louis Vuitton rassemble 120 œuvres (dessins, gouaches et quelques peintures) qui témoignent des sommets d’expressionnisme atteints en seulement quelques années : introspection, expression tragique de la vie et frontale du désir. L’Américaine Sherrie Levine commente au début des années 80 : “Il y a quelque chose dans son érotisme qui fait mouche. Cela est dû en partie à cette représentation très consciente de son propre narcissisme.” L’artiste conceptuelle vient de reproduire – en les altérant – 18 dessins d’Egon Schiele. Les œuvres sont à la fois des autoportraits de Schiele et de Levine. Dans ses lignes fragiles qui forment les corps, reproductions et originaux se mêlent, tout comme masculin et féminin.
“La ligne joue un rôle clé dans l’expression des sentiments, du monde intérieur du peintre, souligne Dieter Buchhart. La ligne définit les contours du corps. La ligne sépare ce corps du reste du monde et des forces extérieures. Schiele transmet à travers elle un corps reconstruit, extravagant dans ses gestes et sa poésie. Cette ‘over expression’ est en rupture totale avec ce qui existait jusque-là. Elle témoigne aussi d’un nouveau rapport de l’artiste à son propre corps – devenu outil et média –, dont l’importance sera éclatante dans les années 50 et 60 avec l’avènement de Fluxus et du body art.” Plus récemment, en 2015, l’artiste britannique Tracey Emin initiait un dialogue avec la légende Egon Schiele dans son exposition au Leopold Museum de Vienne. “Tous deux partagent cette puissante fragilité de la ligne, l’usage de l’autoportrait, même si Tracey Emin se concentre sur le corps féminin”, souligne le curateur
Chez Jean-Michel Basquiat, dont le Fondation présente 135 œuvres, “un trait irrigué d’une impulsion juvénile et porté par une véritable rage se donne pour mission d’imposer la figure noire, suite au constat douloureux que fait l’artiste de son absence dans le monde de l’art, et des musées notamment”, commente la directrice artistique de l’institution Suzanne Pagé. Une bataille de la représentation portée aujourd’hui par des artistes noirs comme Henry Taylor et Lynette Yiadom-Boakye. “Dans la continuité de Basquiat, nombreux sont les artistes noirs à s’attaquer à une histoire de l’art eurocentré et blanc, où il est difficile pour eux de se reconnaître, poursuit le commissaire Dieter Buchhart. Cette bataille s’accompagne de questions politiques toujours aussi sensibles : l’esclavage, le colonialisme et toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme. Basquiat le disait lui-même : ‘Mes peintures sont formées à 90 % de ma colère.’” Une colère qui naît par exemple du meurtre de Michael Stewart, jeune Noir américain assassiné par la police en 1983.
La postérité formelle de Basquiat est tout aussi impressionnante. Influence réciproque de Keith Haring, influence sur de futurs monstres sacrés comme Julian Schnabel et Christopher Wool. Ce contemporain de Basquiat est l’un des premiers à intégrer les techniques du street art (graffitis, motifs peints à la bombe, pochoirs, etc.) dans ses toiles. Ses Word Paintings, textes noirs inscrits sur la toile, réalisés à la fin des années 80, sont traversés d’une même colère. On y lit “Sell the house Sell the car Sell the kids” [Vends la maison Vends la voiture Vends les enfants], “Fuckem if they cant take a joke” [Qu’ils aillent se faire foutre s’ils n’apprécient pas la plaisanterie].
La pratique, par Basquiat, du copier-coller et du collage des influences les plus diverses (de la culture urbaine et classique) préfigure surtout l’approche actuelle issue d’Internet et des nouveaux moyens de communication. Piochant dans un flux d’informations qu’il reconfigure, l’artiste mêle les références hétéroclites (celles qu’on appelait encore à son époque de basse et haute culture), comme différentes fenêtres sur un écran d’ordinateur qui formeraient finalement une œuvre homogène. Une pratique et un mode de pensée qu’on retouve aujourd’hui chez Arthur Jafa. L’artiste triomphait en 2017 à la Serpentine Gallery avec ses films-collages marqués par un art du montage vif et percutant : entre hommage à la culture noire (musicale notamment) et critique de la violence et du racisme ordinaire à travers, par exemple, un mash-up violent de vidéos amateurs issues de YouTube. En marge de l’exposition consacrée à Jean-Michel Basquiat, la Fondation Louis Vuitton présentera sa vidéo Apex, un chef-d’œuvre polymorphe de huit minutes.
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