En janvier dernier, à Florence, ils étaient une petite douzaine autour d’Alessandro Michele, le directeur de création de Gucci aux allures de Jésus du XXIe siècle. Ses apôtres du jour ? L’artiste Coco Capitán, le graffeur américain Trevor Andrew, les illustratrices anglaises Helen Downie et Angelica Hicks, et le petit génie de l’art digital Ignasi Monreal. Tous sont réunis pour l’ouverture en grande pompe du Gucci Garden (ex-musée Gucci), ce palais florentin du XIVe siècle qu’Alessandro Michele vient de transformer en Jardin des délices.
Un manteau rouge graffé d’un double G attire le regard, fruit d’une collaboration avec l’artiste Trevor Andrew, alias GucciGhost.
Dès l’entrée, dans un décor digne d’Alice au pays des merveilles, le créateur propose sa vision d’un Gucci chatoyant et éclectique, entre inspiration Renaissance, préraphaélisme et cabinet de curiosités : créations uniques comme les bombers en soie avec l’inscription “Gucci Garden” en lettres gothiques, mobilier et vaisselle conçus spécialement pour les lieux... Le fameux style baroque flamboyant d’Alessandro Michele dans toute sa splendeur. Au même niveau, la Gucci Osteria accueille Massimo Bottura, meilleur chef au monde selon le classement 2016 des World’s 50 Best Restaurants, et sa spécialité : les tortellinis au Parmigiano Reggiano affiné 36 mois.
Mais c’est en parcourant les deux autres étages que l’on retrouve l’équipée d’artistes invités ce jour-là. Leurs réalisations parsèment la nouvelle exposition consacrée à l’histoire de la maison Gucci, fondée en 1921. Des pièces historiques de son fondateur, Guccio Gucci, y côtoient les dernières collections d’Alessandro Michele, les créations de Tom Ford (directeur de création de 1994 à 2004) et de Frida Giannini (qui a occupé les mêmes fonctions de 2006 à 2014). L’exposition temporaire, appelée à évoluer au cours des mois, a été confiée à la célèbre curatrice Maria Luisa Frisa. Et c’est par thèmes, plutôt que chronologiquement, que la spécialiste a choisi de raconter l’histoire de la maison. Une histoire qui commence, dès la première salle, par une notion qui pique la curiosité – “Guccification” (cette capacité qu’a toujours eue la maison de se réinventer, en jouant avec son logo, notamment) – et un manteau rouge graffé d’un double G qui attire le regard, fruit d’une collaboration avec l’artiste Trevor Andrew, alias GucciGhost.
Alessandro Michele va chercher les créatifs directement sur les réseaux sociaux. Il fait appel à John Yuyi, qui a fait sensation sur Instagram après s’être fait tatouer temporairement son profil Facebook sur son visage.
Depuis son arrivée à la tête de la maison italienne en 2015, Alessandro Michele a su insuffler, au-delà du style, une vision du rapport entre la mode et l’art ancrée dans le XXIe siècle. Exit les collaborations classiques où une grande maison fait appel à un artiste déjà encensé par le milieu de l’art contemporain, Alessandro Michele va chercher les créatifs directement sur les réseaux sociaux. Il fait ainsi appel à John Yuyi, qui a fait sensation sur Instagram après s’être fait tatouer temporairement son profil Facebook sur son visage. Ou encore à l’illustratrice Unskilled Worker, qui a découvert la peinture à 48 ans. Talents précoces ou arrivés à l’art sur le tard, autodidactes ou défenseurs d’un art célébré par les millennials mais dévalorisé par les institutions classiques (graffiti, illustration...), chacun trouve sa place aux côtés d’Alessandro Michele.
Le directeur de création s’est ainsi constitué une véritable écurie d’artistes alternatifs que l’on pourrait qualifier d’“in-house” tant ils sont estampillés Gucci, comme l’Espagnole Coco Capitán et l’illustratrice américaine Jayde Fish. Tous, d’ailleurs, ont contribué au succès planétaire des collections et des campagnes. Imprimés sur des tee-shirts, les écrits de l’Espagnole Coco Capitán – “What are we going to do with all this future ?” – sont déjà cultes, comme le seront sans doute les images inspirées par Jérôme Bosch réalisées par Ignasi Monreal pour la collection printemps-été 2018.
Illustration digitale réalisées autour de la collection printemps-été 2018 de Gucci par le jeune artiste espagnol Ignasi Monreal.
Cette “Guccification” des artistes atteint son acmé avec le cas Trevor Andrew, alias GucciGhost, qui va jusqu’à s’approprier le nom même de la marque. L’ancien champion olympique de snowboard est un fan de la maison florentine. En mal de costume pour Halloween, il aurait revêtu un drap Gucci percé de deux trous au niveau des yeux pour se transformer en fantôme logotypé. La légende GucciGhost était née. Avec ses réinterprétations du logo au double G, Trevor Andrew repeint les murs de la ville à coups de graffitis. Succès sur Instagram et reconnaissance ultime lorsqu’Alessandro Michele invite ses œuvres sur certaines pièces de la collection, à l’instar d’un chatoyant et déjà iconique manteau rouge. Au diapason de son époque qui fait valser les vieilles catégories de pensée, Alessandro Michele convie le fake – le logo détourné par les artistes – au sein du vrai (les collections officielles). Au sein du Gucci Garden les vieilles oppositions entre “copie” et “original” ou entre art “noble” et arts dits “décoratifs” n’ont plus lieu d’être. Toiles de maître, mobilier, porcelaine, digital art ou graffiti y forment un même univers : un éden postmoderne.