Joan Jonas m’a dit un jour qu’après une performance, il lui arrive parfois, allongée sur son lit, tard le soir, de revivre mentalement l’intégralité de l’événement, du début à la fin. Elle en visualise alors chaque geste, chaque pas, pour tenter d’accéder à un ressenti “extérieur” de sa performance, à une expérience dissociée de son propre corps performant, tout en demeurant physiquement et émotionnellement à l’intérieur de ce corps. Cette démarche qui consiste à s’imaginer elle-même en train de “performer”, mais avec une mise à distance dans l’espace et parfois dans le temps, à défaut de recul physique ou émotionnel, est depuis le début un élément central de son travail. Très tôt, en effet, l’artiste a eu recours à des masques, à des miroirs, à des vidéos préenregistrées ou à la retransmission instantanée d’images captées en direct, via divers moniteurs ou rétroprojecteurs. Tous ces dispositifs contribuaient, pour le public comme pour l’interprète elle-même, à multiplier les images de la performance – et donc de la performeuse – en la présentant sous plusieurs angles à la fois, d’où souvent aussi une abolition de la distance entre protagoniste et spectateur.
Le public devient “une partie de l’image en mouvement” qui constitue l’œuvre.
Chez Joan Jonas, les images produites à partir de chacun de ces multiples points de vue ne se fondent jamais en une synthèse cohérente qui restituerait l’espace en trois dimensions de la performance, ni dans l’unicité d’une seule trajectoire narrative. Elles parviennent au spectateur de façon asynchrone, comme détachées du référent auquel elles renvoient – un peu à la manière d’un souvenir ou d’un rêve : des copies imprécises, entremêlées, inversées, placées à une distance extrêmement lointaine, ou parfois au contraire trop proches pour qu’il soit possible de les déchiffrer. Pour paraphraser Joan Jonas, le public – auquel appartient en l’occurrence l’artiste elle-même – devient ainsi “une partie de l’image en mouvement” qui constitue l’œuvre.
Même si, à toutes les époques, beaucoup d’artistes ont choisi de travailler avec des outils relevant d’un large échantillon de médias différents, trop peu ont été considérés “simplement” comme des artistes – au lieu de quoi on a voulu les définir de façon nettement plus étroite en tant que peintres, sculpteurs, artistes vidéo ou performeurs. Les femmes ont tout particulièrement été victimes de cette vision réductrice. Sans oublier la tendance trop fréquente à conférer une importance prépondérante à ce que George Kubler appelait “l’entrée individuelle”, ce “moment, dans une tradition, avec lequel coïncide l’opportunité biologique d’un artiste.” Joan Jonas, par exemple, s’est révélée en tant qu’artiste dans les années 60, et elle a souvent été définie comme “une pionnière de l’art vidéo et de la performance”, notamment parce qu’elle s’est servie très tôt (dès le début des années 70) du tout premier enregistreur portable, le Sony Portapak. Le problème avec l’emploi de termes comme “pionnière”, “première” ou “parmi les premières”, c’est qu’ils ne décrivent guère plus que l’emplacement singulier et privilégié de Joan Jonas dans une séquence historique (l’apparition des nouvelles technologies) – comme si ses réalisations étaient vouées à sombrer rapidement dans un passé révolu à l’instar de ces technologies.
Lorsque Joan Jonas choisit de travailler avec des outils nouveaux pour elle, elle sait les adapter à un passé qu’elle maîtrise et réussit en même temps à voir plus loin que les paramètres associés à ces outils.
Ses expérimentations simultanées avec une très large sélection de technologies différentes, et notamment la vidéo, ont été précoces et se sont également poursuivies dans la durée. Elle ne s’est jamais beaucoup intéressée à la détermination des spécificités inhérentes à un médium en particulier, ni à ce qui constituerait son usage adéquat. Entre ses mains, une vidéo peut fonctionner comme un film, un film peut imiter la peinture, film et vidéo peuvent tous deux simuler la photographie ; tout peut servir à dessiner – et tout ou presque peut devenir un miroir qui renvoie, dédouble, déforme ou renverse les images. Chaque outil qu’elle utilise, elle le plie à son imagination et, par l’expérimentation, élargit le champ de ses applications, sans jamais se fixer sur une approche unique, mais en l’ajoutant au contraire au mélange d’ensemble.
Joan Jonas a elle-même expliqué comment elle a construit ses premières performances : en s’asseyant pour observer avec la plus grande précision l’espace dans lequel allait se tenir la performance, comme s’il s’agissait d’un tableau.
Dans le même ordre d’idées, elle ne s’associe pas non plus de façon délibérée et consciente à l’histoire d’un médium ou d’un genre artistique en particulier – à leur commencement, leur essor, leur déclin ou leur renouveau. Bien sûr, elle connaît leurs trajectoires (son diplôme de second cycle était consacré à l’histoire de l’art, et elle voit en permanence quantité d’expositions, de films, de pièces de théâtre, de chorégraphies ou de performances), mais elle a inventé sa propre histoire, éclectique, dans laquelle elle va puiser. Une histoire où ses expériences passées avec différentes technologies et ses expérimentations actuelles sur ces mêmes technologies se nourrissent mutuellement, où l’ancien devient nouveau, et inversement. Plutôt que d’insister sur son exploration pionnière des nouveaux médias à la fin des années 60, on pourrait donc dire que, lorsque Joan Jonas choisit de travailler avec des outils nouveaux pour elle, elle sait les adapter à un passé qu’elle maîtrise et réussit en même temps à voir plus loin que les paramètres associés à ces outils. En outre, elle a souvent entretenu un rapport délibérément anachronique au médium, adoptant des pratiques comme celle qui consiste à dépouiller ses films de leur bande- son, ou à préférer le noir et blanc à la couleur.
Elle combine aussi presque systématiquement ce que l’on appelle les nouveaux médias avec la plus élémentaire et la plus traditionnelle des expressions artistiques : le dessin. Ainsi, elle trace à la craie des formes simples sur un morceau d’ardoise ou sur l’asphalte d’une route, projette au crayon des ombres sur du papier, ou bien étale sur une surface, avec ses mains, avec un objet, des pigments ou de l’encre – tout en utilisant dans le même temps divers procédés technologiques pour enregistrer, reproduire, inverser, désynchroniser ou amplifier ces gestes simples. Son but est toujours d’explorer la manière dont le recours à un ensemble de techniques de représentation permet de restituer une même expérience de façons complémentaires. C’est aussi un moyen de souligner, par leur utilisation simultanée ou leur juxtaposition séquentielle, des continuités entre ces techniques, tout en laissant apparaître leurs différences, et les propriétés qui restent foncièrement inhérentes à chacune. Dans sa pratique coexistent le passé, le présent et même, parfois, un possible avenir de la fabrication des images – ou de son propre travail. Les différents médiums sont montrés dans leur interdépendance, sans pour autant être réductibles à l’unicité d’un moment, d’un espace, d’une histoire, d’une signification ou d’un type précis d’expérience.
Il ne fait aucun doute que Joan Jonas a toujours été, et continue d’être, une artiste visionnaire qui a su adopter et adapter les nouveaux médias.
L’utilisation du texte est un autre aspect parallèle et un autre marqueur important du travail de Joan Jonas. Elle marie les mots et les images pour créer ce que le poète espagnol Federico García Lorca appelait des “événements poétiques” : des images mentales en apparence aussi inexplicables qu’un miracle, parce qu’elles sont dépourvues de tout sens analogique singulier. Si, bien souvent, elle construit ses propres performances et installations autour d’épopées ou de textes tirés d’un vaste corpus de traditions littéraires, elle y intercale aussi fréquemment d’autres textes, en général “disjonctifs” d’un point de vue historique ou culturel. Il lui arrive de les mettre en musique, ou d’assortir le texte de représentations visuelles dissonantes, qui viennent faire obstacle à toute tentative d’interprétation trop hâtive.
Le cinéma – au sens large – a lui aussi façonné la sensibilité visuelle de l’artiste. Le choc que produisent certaines de ses juxtapositions est en effet de la même nature que celui que peut provoquer le montage des séquences dans les premiers films de Sergueï Eisenstein. Son recours à des miroirs pour fracturer et multiplier les interprètes et l’espace de leur performance n’est pas sans rappeler l’univers des films de Busby Berkeley, dont elle s’inspire également. Quant à son utilisation du silence ou de sons non diégétiques (c’est-à-dire ne relevant pas de la narration), elle témoigne de sa fascination ancienne pour le cinéma muet.
Joan Jonas a elle-même expliqué comment elle a construit ses premières performances : en s’asseyant pour observer avec la plus grande précision l’espace dans lequel allait se tenir la performance, comme s’il s’agissait d’un tableau. Plus tard, elle allait étendre cette analogie entre peinture et espace de la performance à l’écran du moniteur vidéo : elle voulait en quelque sorte externaliser cet écran à l’espace de son studio, et en même temps faire pénétrer l’espace du studio à l’intérieur du moniteur. La vidéo de 1973 intitulée Glass Puzzle constitue probablement la meilleure illustration de ce double objectif. Par moments, les deux espaces, celui du studio et celui du moniteur, fusionnent en une image unique, superposition de l’image fournie en direct au moniteur vidéo par la caméra et du reflet, sur ce même écran de verre, de la pièce où il est placé. Par le jeu de tout un ensemble d’opérations complexes, ces espaces se fondent l’un dans l’autre, offrant des images aplaties ou au contraire plus nettement spatialisées d’une même réalité formelle, de telle sorte que l’image globale oscille entre surface et profondeur, entre gros plan et plan d’ensemble. Ces différents termes ou états deviennent par conséquent relatifs les uns par rapport aux autres. Tenter d’imaginer leurs “véritables relations” dans le temps et dans l’espace n’est plus qu’un aspect parmi d’autres de l’expérience vécue. À l’époque, Joan Jonas décrivait ses intentions en ces termes : “Je pensais le moniteur comme une boîte à l’intérieur de laquelle je pourrais me glisser... J’étais moi-même impliquée dans l’espace virtuel de la télévision.” Cette démarche expérimentale autour des espaces produits par différents médias a fourni à l’artiste une sorte de gabarit de référence : un dispositif qui lui permet d’introduire une performance à l’intérieur d’un espace donné sans perdre de vue la façon dont sa présence au sein de cet espace transforme l’expérience, sans négliger non plus les ambiguïtés spécifiques à cet espace et les illusions qu’il peut créer.
Dès le début de sa carrière, Joan Jonas a pris des leçons de danse dans le studio de Merce Cunningham, et a entretenu des contacts périphériques avec des danseurs de la Judson Church, mais aussi, à partir des années 70, un lien régulier avec la compagnie The Wooster Group. Si l’on ajoute à cela ses collaborations avec des musiciens et des compositeurs comme Jason Moran ou Robert Ashley, toutes ces expériences ont contribué à forger la structure rythmique globale de son travail, ses motifs de répétition et de variation. Mais ce qui est particulièrement brillant dans l’art de Joan Jonas, c’est qu’aucun de ces médias auxquels elle recourt ne peut isolément rendre compte de l’expérience produite par son travail. Ensemble, ils sont incorporés et fondus dans son processus créatif pour donner naissance à quelque chose d’inédit. À ma connaissance, aucun autre artiste vivant ne procède tout à fait de cette manière. C’est ce qui rend son travail si difficile à catégoriser et à évaluer pour les critiques d’art ou les spécialistes, mais c’est aussi ce qui le rend en permanence révolutionnaire. Il ne fait aucun doute que Joan Jonas a toujours été, et continue d’être, une artiste visionnaire qui a su adopter et adapter les nouveaux médias. Dans sa pratique, le média n’est pourtant jamais un enjeu central en soi, mais simplement un moyen de parvenir à une fin toujours imprévisible.
Exposition Joan Jonas, jusqu’au 5 août à la Tate Modern, Londres.