Au détour d’une exposition collective à la Saatchi Gallery, d’une autre – personnelle – dans sa galerie londonienne Vilma Gold au début de l’année, et d’une autre encore, l’été dernier, chez Elizabeth Dee (sa galerie new-yorkaise), et de quelques œuvres remarquées sur les stands de ces mêmes galeries lors de récentes foires internationales d’art, Julia Wachtel se rappelle au bon souvenir de ceux qui l’auraient peut-être oubliée. Comment l’oublier, pourtant, quand la nouvelle ère des images imposée par Internet et les tristement célèbres “réseaux sociaux” donnent aux interrogations qui hantent son travail, amorcé bien avant eux, une actualité redoutable ?
L’exposition londonienne de la Saatchi Gallery s’intitule Champagne Life. Bien qu’il s’agisse d’un événement rassemblant les créations d’une quinzaine de femmes de diverses nationalités (devenant ainsi “the first all-female art exhibition at Saatchi”, comme le nota le Guardian), elle emprunte son titre à une œuvre de Julia Wachtel de 5 m de longueur sur 1,5 m de hauteur. Paradoxalement, ce n’est pas grâce à sa taille que la toile en question se distingue. En matière de gigantisme, elle est en effet battue à plate couture par celle de Maha Malluh : 10 m de longueur et plus de 4 m de hauteur. Ce sont d’autres qualités qui rendent ce polyptyque remarquable. D’abord, le dosage précis de couleurs, utilisées en nombre compté (jaune, bleu, vert). Mais aussi le rythme que l’artiste impulse au tableau à la fois par l’ajustement de ses cinq parties, les motifs et l’exquise manipulation du noir et du blanc jusque dans l’ombre du sujet principal, une figurine de Minnie (la compagne de Mickey Mouse) bleu vif, deux fois répétée sur deux panneaux distincts, les autres – placés résolument à l’envers – représentant Kanye West et Kim Kardashian se tenant par la main.
Chez Elizabeth Dee, l’an passé, l’œuvre de Wachtel intitulée Stripe se distinguait, elle, par l’utilisation d’images du chanteur sud-coréen Psy, combinées avec une représentation du même Psy façon cartoon et une image deux fois répétée de l’actuel dirigeant de la Corée du Nord, Kim Jong-un. Depuis leur apparition au début des années 80, les œuvres de Julia Wachtel ont d’ailleurs affirmé une belle constance dans leur forme. Ce sont généralement plusieurs panneaux assemblés, qui mélangent des images d’actualité (personnages ou scènes plus complexes) et des héros de cartoon, semblables à ceux qui furent si populaires aux États-Unis, dans les Années 60 et 70, sur les enseignes publicitaires, sur des cartes de vœux, des dessins satiriques… Si les célébrités et les images de cartoon sont convoquées à tort et à travers – il semble qu’elles doivent aujourd’hui justifier absolument n’importe quoi – l’influence war-holienne est ici bel et bien réelle, dans la forme comme dans le fond, et sans détour. Wachtel s’en saisit à une époque où, il faut le rappeler, Warhol n’avait guère de succès que pour sa frivolité et sa mondanité, autant dire pas vraiment de succès dans l’industrie de l’art, qui d’ailleurs n’en était pas encore réellement une.
Julia Wachtel étudia à la School of Visual Arts de New York et suivit l’enseignement de l’Independent Study Program du Whitney Museum, mais, pour elle, tout commença peut-être avec une exposition à laquelle elle ne participait pas. Organisée par le critique américain Douglas Crimp à l’Artists Space de New York à l’automne 1977, l’exposition s’intitulait Pictures et rassemblait les œuvres de cinq jeunes artistes : Robert Longo, Sherrie Levine, Troy Brauntuch, Jack Goldstein et Philip Smith. Le texte qui accompagnait l’exposition fit rapidement figure de manifeste pour une génération pressée d’en découdre avec le legs imposant de l’art minimal et de l’art conceptuel, pressée, surtout, d’injecter dans les œuvres des préoccupations directement inspirées par le poids spectaculaire pris par les images dans la vie ordinaire, et par leur complexité latente affleurant sous une apparence quasi publicitaire. “Jamais nous n’avons été à ce point gouvernés par les images. Celles des journaux, des magazines, de la télévision, du cinéma. Notre expérience directe, elle, recule, jusqu’à paraître triviale. Alors qu’elles avaient auparavant pour fonction d’interpréter la réalité, il semble qu’elles aient désormais usurpé sa place. Il devient donc impératif de comprendre l’image en soi, non pas comme un accès à une réalité perdue, mais plutôt comme une structure qui a sa signification propre. Car les images sont caractérisées par un phénomène qui, pour être souvent noté, est insuffisamment compris : c’est que leur contenu nous échappe, leur sens est extraordinairement opaque. L’événement réel et l’événement fictif, l’anodin et l’horrible, l’ordinaire et l’exotique, le possible et le fantastique : tout est confondu dans l’universelle similarité de l’image”, écrit notamment Douglas Crimp dans ce catalogue. Les artistes qui prirent part à cette exposition se retrouvèrent d’ailleurs dans la première manifestation d’une galerie qui allait s’imposer comme une figure de proue de l’avant-garde : la Metro Pictures. Fondée par Helene Winer, une ancienne directrice de l’Artists Space, et par Janelle Reiring, de la galerie Leo Castelli, son nom renvoyait autant à l’industrie cinématographique qu’au texte de Douglas Crimp. Julia Wachtel rejoint, quant à elle, Nature Morte, un espace autogéré par les artistes fondé en 1982 par Peter Nagy et Alan Belcher, qui fut, pendant quelques années, le lieu de nouvelles propositions artistiques.
Lorsqu’il définit, en 1977, le terrain d’apparition de ces images jugées moins inoffensives qu’il y paraît, Douglas Crimp évoque le cinéma, la télévision, les journaux et les magazines. Mais, presque quarante ans plus tard, tandis qu’Internet a donné à ces images une massive, constante et ininterrompue réalité, ses propos résonnent d’une saisissante façon. La fiabilité des images, leur complexité, questionnées sinon dénoncées alors, ne sont aujourd’hui qu’un vague bruit de fond accompagnant leur consommation immodérée. Dans cet environnement, l’œuvre de Julia Wachtel peut sans crainte affirmer une grande permanence – et si, dans les années 80, elle utilisait des images imprimées, ce sont désormais celles qui apparaissent et disparaissent sous forme digitale qui constituent son matériau principal. Dans ses tableaux, ces images sont toujours combinées avec les mêmes personnages de cartoon. Leur qualité graphique rythme la composition qui, linéaire, semble fonctionner comme une succession de notes de musique déployées sur une partition, se répétant parfois à l’identique. On ne sait quel beat elles expriment en sourdine, et même lorsqu’il semble évident, le sens de leur combinaison (cette succession qui les apparente aux éléments d’une phrase) excède ce qui affleure à leur surface. Ce portrait d’Hillary Clinton accolé à l’image, répétée deux fois, d’une statuette de vénus préhistorique de la fertilité (Spirit, 2014) a ainsi bien d’autres choses à exprimer que ce qu’elle semble indiquer au premier abord.
Au fond, il serait délicat d’interpréter ces toiles de manière littérale – comme trop d’œuvres actuelles invitent à le faire. Elles ne sont pas des commentaires scolaires sur le monde. Que le côté dramatique ou le côté comique l’emporte, elles offrent aux images qui les composent – et à leur circulation – une alternative, une échappatoire poétique et onirique. Elles se présentent comme de petits morceaux de phrases, mais parlent le langage des arts visuels, pas celui de la littérature ou du journalisme. C’est un langage que chacun croit pouvoir posséder aujourd’hui, mais qui, en vérité, demande un apprentissage qui s’apparente à celui d’une langue étrangère, avec ses règles, sa grammaire et ses figures de style. Tandis qu’elle fête cette année ses 60 ans, Julia Wachtel possède à la perfection ce langage : ses peintures, où s’expriment aussi d’époustouflantes qualités de coloriste, sont comme de grandes fresques qui raconteront notre époque aux générations futures, si toutefois elles veulent bien apprendre le langage de l’art.