Dans la famille Ceccaldi, les deux frères sont artistes. Il y a Nicolas, que l’on a déjà présenté dans ces pages, et Julien. Né en 1987 au Québec, ce dernier réside désormais à New York après avoir habité Montréal. Depuis quelques années, l’art figuratif connaît un déploiement formel, empruntant notamment à la bande dessinée. Julien Ceccaldi, s’est justement distingué dans des fanzines fortement inspirés des mangas, avec des personnages au visage triangulaire typique de son style. Puis son travail a peu à peu quitté l’espace de la page et les bulles pour rejoindre la toile ou même le mur, parfois dans des formats monumentaux. Depuis sa couverture d’Artforum en 2014 et sa participation très remarquée à la Biennale de Berlin en 2016, on croise de plus en plus souvent ses personnages, dont le visage et les corps semblent avoir muté. La sexualité, plus particulièrement gay, est au cœur de son travail, esquissant un univers où le bonheur serait factice et masochiste.
Numéro : Quel a été votre parcours ?
Julien Ceccaldi : Je suis né à Montréal où j’ai aussi suivi mes études supérieures en cinéma d’animation. Pour mettre une image en mouvement, il faut faire et refaire cent fois quasiment le même dessin. C’est comme ça que j’ai développé mon endurance, et aussi un trait simplifié, plus affirmé. La découverte des films de Kenneth Anger à l’université constitue mon meilleur souvenir de cette époque.
“Une œuvre est réussie quand elle renferme une petite étincelle de vie. Je crois que cette fierté est un truc d’artiste.”
Vous faites partie de la génération née avec Internet. Pouvez-vous nous en parler, notamment de vos dessins sur les chat rooms ?
Entre 2000 et 2005, je dessinais sur le Net en compagnie d’autres fans de mangas. Il y avait des sites d’artistes qui hébergeaient un paint chat où une dizaine d’utilisateurs pouvaient dessiner ensemble, avec une barre de chat incorporée. Mon père m’avait offert une tablette graphique conçue pour le dessin digital, je l’utilise d’ailleurs encore aujourd’hui. À l’époque, je dessinais des personnages originaux, mais aussi des fan arts [œuvres reproduisant ou s’inspirant d’une autre œuvre dont l’auteur est fan] comme, par exemple, Rei Ayanami, le personnage de la série japonaise Evangelion, ou Bridget, du jeu vidéo Guilty Gear. Je rôdais autour des pros quand ils se connectaient, et j’ai développé mes techniques d’illustration en les regardant faire. J’étudiais leur manière de placer les ombres en aplats ou en dégradés. Ces sites disposaient d’outils qui imitaient vaguement de la vraie peinture, et c’est comme ça que mon initiation à la peinture sur toile s’est faite.
On vous identifie aujourd’hui grâce à vos peintures ou vos wall paintings, mais vous avez commencé par les mangas et les comics. Comment êtes-vous passé de la bande dessinée à l’art contemporain ?
J’ai travaillé pendant cinq ans dans une librairie spécialisée dans la bande dessinée, mais, en tant qu’auteur, j’ai peu d’expérience dans l’industrie. Je continue d’imprimer et de distribuer mes fascicules moi-même. Mes premières expositions dans des galeries ont eu lieu grâce à des amis qui ont découvert mon travail sur Facebook. À l’époque, je postais des photos de vêtements usagés que je peignais pour les vendre dans des foires d’artisanat. Dans la mesure où, à Montréal, mes projets à vocation “artistique” n’intéressaient pas les programmes d’aide financière aux créateurs, je m’étais résigné au commerce des fanzines et des tee-shirts.
Pour vous, que signifie être artiste ?
J’aime avoir l’impression que mes personnages sont vivants. Si l’on veut qu’une image soit autonome, il faut y mettre un peu de son cœur. Une œuvre est réussie quand elle renferme une petite étincelle de vie. Je crois que cette fierté est un truc d’artiste.
Quels artistes vous ont influencé ?
Les shojos, des mangas principalement destinés aux jeunes filles, ont été mon premier contact avec des protagonistes non-hétérosexuels. Je me réfère encore beaucoup aux ambassadrices du shojo en Occident, notamment Riyoko Ikeda (Lady Oscar, Très Cher Frère) et le collectif Clamp (Tokyo Babylon). Les figures androgynes y sont souvent des beautés nobles et mythiques, d’autant plus utopiques que ces histoires traitent peu ou pas d’homophobie.
“Avant, je préférais l’anonymat, asexué. Je dessine des gens qui souffrent du sexisme, donc leur comportement est stéréotypé.”
Vous avez exposé des vêtements sur lesquels vous aviez dessiné, et vous avez travaillé pour Kenzo. Quel est votre rapport à la mode ?
Pour Kenzo, j’ai illustré un horoscope interactif. Mes personnages portaient les looks du défilé printemps-été 2014. C’était rafraîchissant de les habiller dans le style du moment, moins daté que mes références habituelles.
Quels sujets abordez-vous ?
Ce que l’on fait sous l’influence du désir et du mal-être me préoccupe. Je me demande aussi souvent ce qui se passe dans la tête des hommes musclés, et cette question transpire dans mon travail. Depuis deux ans, je traite assez explicitement de sexe entre hommes et de la culture gay, un thème qui m’intimidait jusqu’à ce que je rencontre l’artiste Richard Hawkins.
Vos personnages sont-ils des autoportraits ? Ont-ils des noms ?
Avant, je préférais l’anonymat, asexué. L’idée était de montrer que le malaise en société est universel. Je dessine des gens qui souffrent du sexisme, donc leur comportement est stéréotypé. De fait, il importe peu que leurs noms soient “genrés” ou non. Les héros de ma dernière BD, Human Furniture, s’appellent Francis, Simon et Caroline. Je me suis inspiré des adaptations françaises de dessins animés japonais dans les années 80 et 90, où les noms originaux étaient remplacés par des prénoms français très communs. Mes personnages sont des versions hyperboliques de moi-même. Attention, je ne suis pas aussi “craignos” et chauve que mon héros squelettique Francis !
Des éléments de mobilier peints sont apparus dans vos dernières expos. Quelle est leur fonction ?
J’ai peint sur des murs, des fenêtres, des boîtes lumineuses, et maintenant sur des casiers d’école. C’est un angle très street art de barioler toutes les surfaces possibles d’une maison. Dans l’exposition à la galerie Lomex, les casiers sont supposés déclencher chez les visiteurs des souvenirs négatifs du lycée. En face, il y a une fresque en trompe-l’œil qui représente un sauna gay avec des vestiaires : l’érotisme des bains contraste avec la misère du squelette qui prie pour que la fin des cours arrive.
Qu’aimeriez transmettre grâce à votre art?
Utena – La Fillette révolutionnaire de Kunihiko Ikuhara, est une série animée qui vient de fêter ses 20 ans. Son slogan résume mon message : “Si on ne brise pas la coquille de l’œuf, le poussin va mourir.” L’œuf, c’est le monde, et le poussin, c’est nous.