“Je ne suis à la recherche ni d’une image, ni d’une idée, je veux créer du désir et de l’émotion”. Née en décembre 1911 à Paris dans une famille de tisserands, Louise Bourgeois débute dans l’art par ses dessins. Véritables journaux intimes, ceux-ci sont pour elle des “pensées-plumes”, des exutoires d’images du passé qui marquent les prémices de son approche artistique et d’où découleront, plus tard, ses sculptures monumentales. Après avoir fréquenté les Beaux-arts et l’atelier de Fernand Léger, l’artiste part aux Etats-Unis et présente sa première exposition en 1945 à New York. Dès lors, ses sculptures traduiront au fil des années la femme ambivalente qu’elle était, à la fois incisive et dérangeante. Traversés par des thèmes récurrents, les travaux de Louise Bourgeois explorent le corps comme refuge, la violence du déracinement, du démembrement, ou des relations familiales, tout en les baignant d’une forte charge érotique. À la fois fragile et inconfortable, l’artiste française a bousculé le monde de l’art par ses œuvres hybrides, aujourd’hui encore sources d’inspiration.
1. Les femmes-maisons (1946-1947): un manifeste féministe
Si l’artiste a un jour affirmé : “la peinture n’est rien pour moi”, c’est pourtant avec 12 toiles qu’elle inaugure sa première exposition personnelle en 1945. Toutes esquissent déjà le thème qui parcourra dès l'année suivante l’ensemble de son œuvre, celui de la femme-maison. Cette imbrication du corps féminin et du foyer domestique, bien qu’elle doive beaucoup au mouvement surréaliste, n’est pas si incongrue qu’elle n’y paraît. Derrière elle se dessine la figure de la femme telle qu’on la perçoit traditionnellement: elle est le centre du logis, le noyau de la structure familiale. Au-delà d’une revendication féministe, qui semble être ici évidente, certains s’autorisent à voir dans cette juxtaposition une image de l’enfance, à la fois représentée par la mère et par la maison qui apporte avec elle son lot de souvenirs.
2. Fillette (1968): une polysémie de la forme
Louise Bourgeois a souvent attribué cette sculpture à son expérience d’épouse et de mère de trois garçons, confiant qu’elle voyait dans les attributs masculins une vulnérabilité et une extrême délicatesse. Pénis masculin ou torse d'enfant, c'est à chacun d'y voir ce qu'il veut. Cependant, le titre de “Fillette”, apposé à cette forme phallique participe à créer une ambiguïté inconfortable, à la limite de l’inceste. “C’est la petite fille qui voit pour la première fois de sa vie le pénis d’un homme” affirme Xavier Girard, critique d’art spécialiste de l’artiste. L’enfant verrait alors ce sexe démesurément grand par le biais d’une cristallisation liée à son jeune âge. Dans ce cas, le pénis ne serait ici pas celui d’un homme quelconque, mais celui du père. L'œuvre pourrait alors bien être une façon pour l’artiste d’exorciser ses souffrances liées au sien, qui pendant des années a entretenu une relation adultère avec sa jeune professeure d’anglais.
3. Janus Fleuri (1968): un corps à deux têtes
La même année, Louise Bourgeois réalise plusieurs sculptures centrées autour de la métamorphose. Parmi elles, les Janus font référence à l’antique divinité latine à deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers le futur. Ici, dans une délicieuse ambiguïté des formes et des matières, l’artiste y ajoute le terme évocateur de “fleuri”, dont la consonance sexuelle est évidente. La sculpture se dresse en pur symbole de la dualité, à la fois sexe féminin, pénis affaissés, genoux, épaules, seins ou bassin. Le côté bipolaire de Janus y est caractérisé par sa symétrie, sans que son visage ne s’y retrouve. L'ensemble est polymorphe et mystérieux, le désir charnel qui s’en dégage est prenant.
4. Destruction du père (1974): l'art comme exutoire de la souffrance
“Dans mon art, je suis la meurtrière. Dans mon monde la violence est partout”. Comme pour dresser une sorte d’autoportrait incessant, Louise Bourgeois n’a cessé d’extérioriser ses souvenirs dans son œuvre artistique, devenue sa catharsis. Destruction du père concentre tous les ressentiments de l’artiste pour sa propre figure paternelle, dont elle disait qu’il l’avait “démolie” pendant son enfance. Ici plus que tout ailleurs, la sculpture de l’artiste semble servir d’exutoire à un ensemble d’événements douloureux et de souvenirs pesants, qui se traduisent par un véritable exorcisme. L’art de Louise Bourgeois est une thérapie presque psychanalytique. On y retrouve tour à tour son père qu'elle hait, sa mère qu'elle adule, son désir obsessionnel ou son attrait fulgurant pour le corps.
5. Maman (1999): la dualité de la figure maternelle
Les araignées sont certainement les sculptures les plus connues de Louise Bourgois. Immenses et rachitiques, à la fois menaçantes et rassurantes, elles sont présentes dans son œuvre depuis les années 90 et toujours associées à la figure maternelle. À l’instar des autres modèles, Maman est une sculpture géante qui peut accueillir des dizaines de spectateurs entre ses pattes, telle une mère protectrice. Liée au travail de confection de tapisserie des parents de l’artiste, l’araignée est pour elle emplie des souvenirs de son enfance et représente à la fois son propre processus de création qui consiste à faire, défaire et refaire. Si cette arachnide symbolique apporte réconfort et chaleur, il demeure toutefois un animal ambivalent, source de phobies et de dégoût. Louise Bourgeois en donnera d’ailleurs des représentations terrifiantes, comme pour poursuivre son travail d’extériorisation de ses peurs.
6. Cellule (la dernière montée) (2008): faire la paix avec soi-même
À la fin de sa vie, l’artiste a réalisé cette installation métaphorique comme pour clore un leitmotiv qui a rythmé toute son œuvre. Les Cellules, ces grandes cages froides renfermant divers objets ou sculptures, représentent une importante partie de l'œuvre de Louise Bourgeois durant les dernières années de sa carrière. Derrière cette apparente sévérité due au grillage métallique, leur nom révèle une ambiguïté plus subtile, “cellule” évoquant aussi bien la prison que la plus petite unité biologique des organismes vivants. Recoins intimistes, elles servent de lieux autobiographiques et d'appréhension nouvelle de l'espace. Sur celle que l'artiste dévoile en 2008, on aperçoit deux sphères de bois qui représentent ses parents, tandis que dans l’air flottent des sphères de verre bleues et une larme, perforée d’aiguilles. L'escalier monte au ciel, il est la “dernière montée” tout comme la dernière sculpture, une sorte de testament montrant le chemin à l'artiste qui s'éteindra seulement deux ans plus tard.