Elle a créé un élixir de vie et un “humain liquide”, elle a aussi reproduit la voix de Cléopâtre, ressuscité des animaux préhistoriques, est partie en Thaïlande chercher une larme d’éléphant, et a perturbé nombre de scientifiques aux quatre coins du monde pour savoir quels furent les premiers mots prononcés par l’homme lorsque son évolution le dota de la parole... Elle travaille avec d’autres scientifiques encore, qui font “pousser” des cordes vocales. Elle s’intéresse aux créatures en voie d’extinction, mais c’est bien elle qui fait partie d’une espèce rare, en voie de disparition peut-être : celle des artistes qui ne demandent pas à l’art de commenter le monde de manière frontale, mais lui réservent plutôt une fonction cognitive à part, loin de la vérité comme de la morale. Cette Française de 33 ans, depuis longtemps établie à Londres, a, en quelques expositions, posé les jalons d’une œuvre entre savoir scientifique et fiction à la David Cronenberg, remarquablement onirique et inspirante. Une chose ne fait aucun doute : pour Marguerite Humeau et pour son œuvre, les choses ne font que commencer.
“À l’heure de l’enthousiasme béat produit par les araignées de Louise Bourgeois, la sculpture animalière avait sans doute besoin d’un coup de booster...”
Comment produire des formes nouvelles ? Cette préoccupation semble un peu avoir quitté les artistes post-Internet – on les appelle ainsi, mais ce qualificatif se réduit la plupart du temps à un fait chronologique parce qu’Internet ne leur apporte rien d’autre que l’accès à l’histoire de l’art sous forme de banque de données. Humeau, quant à elle, doit avoir trouvé une autre solution, parce que ses sculptures déploient, dans des installations très scénarisées, des formes plutôt inédites dont on pressent les sources ailleurs que dans le registre de celles inventées par les artistes plasticiens qui l’ont précédée. Bien sûr, on y reconnaît l’ombre du très grand squelette de Gino De Dominicis (Calamita Cosmica, 1988), mais aussi et surtout les décors de H.R. Giger pour le film Alien (1979) ou le “pod” du eXistenZ (1999) de David Cronenberg : cette étonnante console de jeu, composée de tissus organiques, qu’on relie au corps humain tel un cordon ombilical fiché dans la colonne vertébrale. Leurs formes évoquent souvent celles d’animaux, mais qui n’auraient pas connu l’évolution qui, au fil des siècles, les a conduits à ressembler à ce que nous voyons d’eux aujourd’hui. (À l’heure de l’enthousiasme béat produit par les araignées de Louise Bourgeois, la sculpture animalière avait sans doute besoin d’un coup de booster...)
Ces formes, Humeau les dessine, ensuite les dessins sont traduits en volume dans une version digitale, puis matérialisés en 3D par un “usinage CNC” (computer numerical control) qui est une “méthode soustractive” : des découpeuses et des outils rotatifs taillent un bloc de matière – tandis que l’impression 3D est une méthode “additive” qui fonctionne par addition de couches. Les sculptures de Marguerite Humeau ne font pas mystère de cette fabrication “hors sol” : elles sont aussi parfaites et fluides que le permettent les logiciels utilisés pour les concevoir. Les nombreuses étapes de la fabrication sont déléguées à une cohorte de techniciens, d’informaticiens et de scientifiques en tout genre : en quelque sorte, Humeau ne fait que les concevoir, un peu comme un designer, et il n’y a rien d’accidentel à cela parce qu’elle n’a jamais étudié les arts visuels, mais le design. En l’occurrence, le speculative design (design spéculatif), au Royal College of Arts, dans la section d’Anthony Dunne et Fiona Raby (déjà, en 1998, Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe et Philippe Parreno les avaient associés à leur exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris). Ils ont inventé la notion de “speculative design” et la définissent ainsi : “Le speculative design est une méthode de conception qui s’attaque aux grands problèmes de la société et se tourne vers l’avenir. Elle crée des produits et des services pour répondre aux différents scénarios envisagés.” Opera of Prehistoric Creatures, l’œuvre du diplôme que Marguerite Humeau obtint en 2011, mettant en scène, entre autres, une baleine dotée de pattes et un Terminator Pig, la conduisit tout droit, et la même année, à participer à une exposition collective au MoMA de New York, puis à Genève, où la critique d’art et commissaire d’exposition Alexandra Midal lui offrit sa première exposition personnelle à la Haute École d’art et de design (HEAD).
“J’aspire à créer plus de mystères et d’énigmes plutôt que de donner des réponses ou de dire quoi penser”
Les expositions monographiques de Marguerite Humeau sont d’ambitieuses mises en scène de ses sculptures et de tout autre chose (par exemple des sons, des odeurs, etc.) qui sont les traces de leur développement, long et organisé, dans toutes sortes de directions et au contact de toutes sortes de spécialistes : des paléontologues, des zoologues, des physiciens, des explorateurs... “Le processus de réalisation fait partie intégrante de mon travail, ce processus devient en lui-même une quête épique, explique-t- elle. Mes projets commencent toujours à partir d’un mystère que je cherche à résoudre et ils se muent ainsi en véritables odyssées : parvenir à joindre les gens, les spécialistes. Parfois, je collabore avec des centaines d’experts qui me conseillent sur la manière de faire ce que je souhaite faire. Cela ressemble toujours à une aventure, même si ce n’est pas une aventure physique comme de se rendre au bout du monde.” Cette “odyssée” – qui tient lieu de moment d’inspiration prolongé – vise à explorer (sans la résoudre, surtout) une énigme liée à l’existence humaine.
Pour l’exposition FOXP2 au Nottingham Contemporary et au Palais de Tokyo, l’énigme tenait dans les 2 % de variation, seulement, entre l’ADN du chimpanzé et celui de l’homme, et à l’hypothèse formulée par le géographe et biologiste américain Jared Diamond que cette différence tient dans un gène appelé FOXP2, qui est responsable de la mutation des cordes vocales. Peu importe, en vérité, la nature même de cette énigme tant sa fonction dans le processus créatif est de mettre en marche la machine de l’imaginaire – qui la prend très au sérieux et s’emploie inlassablement, dans les mois de préparation de l’exposition, à remonter le fil d’un récit dont le spectateur peut ne pas chercher les traces. Humeau ne fait pas les choses à moitié, noircit des pages et des pages de croquis et de notes, suit une idée jusqu’au bout : “Je me suis rendue en Thaïlande parce que je voulais voir de vrais éléphants. Pour une sculpture, j’avais besoin de larmes d’éléphant, j’ai donc demandé à un chauffeur sur place de m’emmener dans un endroit précis. Je ne savais pas si je serais en mesure d’obtenir des larmes ou pas. Parvenue à destination, en guise de documentation pour mon travail, j’ai pris énormément de photos et j’ai tourné des vidéos, et à un moment donné, je me suis aperçue que l’éléphant le plus âgé pleurait de vraies larmes. J’ai interrogé le soigneur à ce propos et il m’a expliqué que lorsque les éléphants sont vieux, cela est tout à fait banal. Alors j’ai pris une larme, je l’ai mise dans un flacon et l’ai rapportée à Londres.”
De cette larme d’éléphant, le spectateur ne verra peut-être rien, mais elle fut indispensable à l’élaboration de l’exposition, comme le fut aussi cet “humain liquide” dont elle imprégna le sol. Cette belle moquette rose sur laquelle on ne marche pas, dans un spectaculaire dispositif d’installation, est en effet teintée avec les composants chimiques d’un être humain. Enfin, c’est ce qu’elle demanda à Tai Ping, un fabricant de moquette de luxe de Hong Kong : imbiber la moquette spécialement produite avec la trentaine de composants chimiques qui forment un être humain : carbone, oxygène, soufre, calcium, fer, magnésium, cobalt, iode... en respectant les proportions ! Humeau prit soin d’empoisonner tout cela avec quelques graines de datura, une plante vénéneuse qui serait à l’origine du fruit défendu du jardin d’Éden... De même que la couleur jaune acide de son exposition à la Tate Britain de Londres (Echoes, 2017) n’est pas étrangère aux deux grammes de venin de serpent mamba noir trouvés dans un laboratoire de Floride et qui ont été ajoutés aux pigments de la peinture jaune (du sang d’alligator faisait aussi partie de cette installation).
Chaque exposition donne lieu à cette sorte d’invraisemblable odyssée (pour reprendre ses termes) qui ressemble plus aux expéditions d’exploration du XIXe siècle qu’à quoi que ce soit de contemporain d’Internet. Animé par “l’énigme” à explorer, le cerveau de Marguerite Humeau se met en marche, constamment provoqué par son imaginaire. Évidemment, il ne s’agit pas d’accéder à la vérité du monde, mais peut-être à celle des formes. En cela aussi réside la très grande supériorité du travail de l’artiste sur celui de tant de ses confrères. “J’aspire à créer plus de mystères et d’énigmes plutôt que de donner des réponses ou de dire quoi penser”, expliquait- elle à Kat Herriman pour le New York Times. “Dans l’ensemble de mon travail, je suis confrontée à l’impossibilité de savoir comment les choses étaient vraiment. Mais je ne cherche pas la vérité.”