Au fond d’un couloir sombre habité par les voix de jeunes Franciliens apparaissent sur le mur des images filmées du parc et les tours d’un quartier de banlieue, secouées par des mouvements brusques de caméra : entre son et image, cette installation qui semble nous ramener sur les bancs du collège nous conduit vers la découverte d’une salle de cinéma plongée dans le noir. Un film dramatique, le dernier long-métrage d’Éric Baudelaire, peut alors commencer. Exposé au Centre Pompidou aux côtés des trois autres artistes nommés du prix Marcel Duchamp cette année – Marguerite Humeau, Katinka Bock et le duo Ida Tursic & Wilfried Mille –, ce Français de 46 ans a remporté hier cette récompense prestigieuse pour l’originalité du propos et de la forme de son projet. Pourtant, le photographe et vidéaste n’en est pas à sa première distinction.
Un autre regard sur la guerre
S’il naît et grandit aux États-Unis, c’est en France qu’Éric Baudelaire s’établira en tant qu’artiste. L’année 2006 marque la révélation de son travail au public français lors de sa participation au festival Visa pour l’image à Perpignan : sur son diptyque The Dreadful details apparaissent des soldats menaçants, des cadavres au sol et des individus suppliants et éplorés. Criante de réalisme, cette image qui marque cette édition du festival est en vérité le résultat d’une complète mise en scène de la guerre, s’inscrivant dans la lignée d’une riche tradition de représentation de ces épisodes. À travers elle, Éric Baudelaire rend ainsi compte d’une autre forme de photojournalisme qui questionne la perception même de la violence selon le paradigme de la fiction ou de la réalité.
Un propos résolument politique
Formé aux sciences politiques, Éric Baudelaire est habité par les tensions et conflits qui sous-tendent notre monde, dont sa pratique pluridisciplinaire se fait la porte-parole. Alors qu’il séjourne au Japon, il réalise plusieurs films ainsi qu’un long-métrage inspiré par l’histoire d’Armée rouge, un groupe communiste dissident et révolutionnaire fondé dans les années 1970 : tourné à Beyrouth, ce projet lui vaut en 2012 de remporter les Audi Talents Awards. Parallèlement, l’artiste entretient une correspondance avec un ex-ministre de la république d’Abkhazie, à la frontière de la Géorgie, dont l’indépendance n’est à ce jour reconnue que par sept États. De ces nombreux échanges par lettres, il extrait un film ainsi qu’une série de livres qui portent en eux la mémoire de ces conflits territoriaux.
Donner la parole aux oubliés
Dernièrement, c’est de l’autre côté du périphérique parisien qu’Éric Baudelaire s’est arrêté avec son projet baptisé Tu peux prendre ton temps : il y a quatre ans, l’artiste confie à des élèves du collège Dora Maar à Saint-Denis une caméra en vue de documenter leur quotidien. Par cette démarche, Baudelaire déplace ainsi la propriété du regard – en offrant un prétexte et une vitrine à des potentiels créatifs tantôt laissés dans l'ombre, tantôt emprisonnés dans le prisme médiatique : ici, les sujets deviennent désormais acteurs et créateurs. À la manière d’un journal intime, le long-métrage Un film dramatique témoigne ainsi de l’aisance avec laquelle les jeunes générations s’emparent d’une caméra, paradoxalement associée au malaise et aux questionnements propres à l’adolescence : on pense à la mise en scène de soi, aux vlogs – blogs vidéo dont les youtubeurs sont aujourd’hui friands. Au milieu du film, une élève déplore : “Le cliché du 93 persiste toujours !” Espérons que la récompense d’Éric Baudelaire contribuera à le rendre obsolète.
Prix Marcel Duchamp 2019, exposition jusqu’au 6 janvier 2020 au Centre Pompidou, Paris 4e.