Le 9 novembre 1989, sur les écrans de télévision, les images d'un mur attaqué par la foule. Les tags colorés pleuvent dans la poussière. L’expression plastique est jubilatoire. La chute peut encore être, à l’époque, le symbole d’une libération. Cette idée romantique mordra la poussière, elle aussi, dans l’effondrement des tours du World Trade Center. Le 11 septembre 2001 acte la fin des espoirs de 1989 : la chimère d’une réunification mondiale autour de l’idéal démocratique. Dans le miroir de la fin du XXe siècle, le 09/11 allemand se reflète dans le “09/11” américain (étrange hasard que le format de la date américaine où les mois précèdent les jours soit l’identique, ou écho, de l’allemande). Enterré, le mur ?
Depuis les années 2000, Berlin n’a jamais paru aussi désirable. Les ruines du mur ont révélé de vastes espaces pour les artistes, au point d’en faire le hot spot de la décennie – et de faire grimper les loyers par la même occasion. Surtout, a germé à Berlin l’une des rares nouvelles utopies sociales et politiques. Contre-pied au libéralisme économique et individuel, en d’autres mots à la mise en concurrence des personnes et au culte de la performance, une pensée s’est développée autour d’une émancipation sexuelle et individuelle responsable, d’un hédonisme cadré et d’un souci de l’autre. Dans les clubs, entrepôts désaffectés ou espaces d’art, la question du soi et du rapport à l’autre a été pensée et soulevée. Le genre, la non-binarité, la transsexualité, le queer, l’homosexualité, le féminisme… Autant d’étiquettes dont cette génération a essayé de s’extirper, rêvant d’un “vivre-ensemble” plus respectueux.
Laboratoires d’une société repensée dans ses échanges, des lieux ont proscrit téléphones et photos, regards insistants et mains au cul. Des microcommunautés underground se sont créées autour de cette notion de “care” : s’enfilant GHB et speed soixante-douze heures d’affilée, et s’assurant que chaque membre du groupe suit les règles essentielles de survie (espacer par exemple d’une heure chaque prise, s’hydrater). La nuit s’est libérée jusqu’au jour, la sexualité a brisé ses chaînes pour mieux revêtir celles d’une esthétique SM. L’irresponsable baise sans protection dans les toilettes s’est vue sécurisée par une prise surveillée de Prep, prévention contre l’infection du VIH. Ce folklore berlinois idéalisé et minoritaire aurait pu lui aussi passer à la trappe de l’histoire, si ses enjeux n’étaient pas aujourd’hui au coeur du débat médiatique occidental. Trump a voulu interdire certaines toilettes aux personnes transgenres. Le président de la Fédération française de football vient de se prononcer contre l’arrêt des matchs en cas de chants homophobes (mais pas pour les chants racistes). Plus que le lobby d’une minorité (comme le prétendent les populistes), c’est l’universalité de ces questions qui déclenche les emballements médiatiques. Quelle marge de manoeuvre voulons-nous accorder à l’individu face aux contraintes sociales héritées de l’histoire (le mariage ou la binarité des genres) ? L’individu peut-il se construire et s’imaginer ou hérite-il son identité de la nature et de son origine sociale? Est-on prêt pour cela à revoir notre conception du vivre-ensemble et notre contrat social ?
La génération photographiée par Tobias Zielony à Berlin pour Numéro art ne se veut le symbole de rien. Contactés sur Instagram, ou via des amis, les modèles des photos (instantanés de vies berlinoises) sont capturés dans le quartier de Kreuzberg. Des personnalités qui vivent néanmoins dans, ou avec, ce contexte particulier. “Je n’avais pas photographié Berlin depuis longtemps, explique l’artiste allemand. Les questions de l’immigration, du tourisme, du libéralisme économique sont évidemment très présentes. Mais ce qui m’intéressait beaucoup plus était de rencontrer des jeunes de 20 ou 30 ans qui n’étaient parfois même pas nés en Allemagne ou à Berlin. Quelles identités pouvaient-ils se construire dans ce contexte berlinois ?”
Né en 1973 à Wuppertal (ville d’origine de la compagnie de danse de Pina Bausch), Zielony a étudié la photographie documentaire à Newport au pays de Galles avant de se tourner vers la photo d’art à l’Académie des beaux-arts de Leipzig. Très vite, il s’intéresse aux minorités underground, queer et adolescentes des quartiers périphériques, en Europe ou au Canada. La plupart du temps, Zielony rencontre ses modèles dans la rue et les photographie dans leur environnement immédiat, comme un supermarché Kappa. “La jeune fille d’origine vietnamienne (p. 208) sortait tout juste de son entraînement sportif, se souvient-il. Elle avait encore sa brosse à la main.” Mise en scène via une lumière très travaillée (que Zielony apporte avec lui), la photo demeure spontanée, prise de nuit, après 21 heures. “J’ai compris que pour tous ces jeunes, il était avant tout question d’imaginer le récit de leur vie. Faire de soi-même un personnage de fiction, comme le héros d’un film, et cela bien avant l’irruption des réseaux sociaux. Leur démarche rejoint la mienne : je ne crois pas à la photographie documentaire. L’imaginaire ou la fiction et ce que l’on appelle la réalité ne forment pas deux mondes séparés.”
Rétrospective Tobias Zielony en 2020, Museum Folkwang, Essen.