Si l’on associe, avec raison, l’artiste Pipilotti Rist à la réalisation de grandes installations vidéo, on oublie parfois à quel point la musique reste centrale dans l’élaboration de ses dispositifs. L’étrange prénom Pipilotti fait référence à Pippi Långstrump, (l’héroïne de roman Fifi Brindacier en français), un personnage enfantin, féministe et anarchiste, qui brouille les rapports de pouvoir entre adultes et enfants, entre garçons et filles, et sert de modèle à l’artiste excentrique qui se dit masculine à l’intérieur.
À la fin des années 80, Rist a fait partie pendant plusieurs années d’un groupe musical exclusivement féminin – Les Reines Prochaines –, qui existe toujours et qui est porté sur un répertoire de cabaret brechtien critique et ironique. Les premières vidéos de l’artiste ne sont pas des installations, mais de courts clips aux effets techniques simples qui inversent l’imagerie pop et léchée de ceux des années 90 qu’elle découvrait sur MTV, dont la diffusion commença en 1981. L’une des seules fenêtres sur le monde contemporain pour elle, depuis son village niché dans une petite vallée des montagnes suisses.
En 1990, alors qu’elle étudie la vidéo à Bâle, Pipilotti Rist se fait remarquer avec I’m Not the Girl Who Misses Much, petit clip de cinq minutes dans lequel elle rejoue en play-back accéléré puis ralenti la chanson des Beatles Happiness Is a Warm Gun, que John Lennon avait écrite en 1968 en hommage à Yoko Ono. “Sans doute le seul bon travail que j’ai jamais réalisé”, commente-t-elle ironiquement. Elle y apparaît comme un pantin désarticulé poussant la chansonnette jusqu’à l’hystérie en dansant et en se jouant des défauts techniques de la vidéo, trame agrandie, pixels apparents, etc.
À l’époque, alors qu’elle n’est pas encore certaine de devenir une artiste, elle envoie sa vidéo à un festival de film suisse “pour obtenir un passe d’entrée gratuit”. Mais lors de la projection de cette œuvre, un seul canal sonore fonctionnait, si bien qu’elle se leva de son siège pour chanter en live. La scène produisit une sorte d’effet catalyseur sur le public, qui s’identifia immédiatement et inconditionnellement à cette œuvre, ce qui lança sa carrière. En 1990, elle réalise You Called Me Jackie, petit clip de quatre minutes sur la musique de Kevin Coyne Jackie and Edna, qui devint également un succès. Rist chante en play-back et joue d’une guitare imaginaire alors que son image est incrustée sur celles d’un paysage qui défile lors d’un voyage en train.
Dans son clip Hold Up de 2016, Beyoncé fait référence à Ever Is Over All, célèbre vidéo de Pipilotti Rist de 1997 où une jeune femme en robe vaporeuse arpente un trottoir, une longue fleur entre les mains, avec laquelle elle fait exploser les vitres des voitures garées sur son chemin, sous l’œil amusé d’une policière en uniforme.
Puis, en 1995, elle réalise I’m a Victim of This Song, sorte de travelling climatique en ralenti d’une durée de cinq minutes, tourné entre le ciel et un restaurant sur la musique envoûtante de Wicked Game de Chris Isaak. La partition est rejouée par l’artiste elle-même et Anders Guggisberg, musicien qui l’accompagne dans la majorité de ses projets. L’artiste hurle d’une voix stridente : “Je ne veux pas tomber amoureuse”, et annonce certains thèmes sur lesquels elle reviendra ensuite sans cesse, comme le corps de la femme et son autonomie. Là encore, succès immédiat. En 1996, elle réutilisera la même bande-son pour son installation à double projection Sip My Ocean, dans laquelle on découvre son corps. Cette installation sera d’ailleurs la première à être achetée par une institution, le musée d’Art moderne Louisiana au Danemark.
Dès lors, l’artiste ne cessera de produire des installations immersives dans lesquelles le public est couché ou fait partie intégrante du dispositif, et où la musique est aussi importante que l’image. Mais la consécration pop est arrivée en 2016 quand Beyoncé a révélé son clip Hold Up, qui est clairement une référence à Ever Is Over All, une vidéo à la musique lancinante présentée à la Biennale de Venise en 1997 et qui avait remporté l’un des prix de cette édition. On y voit une jeune femme en robe vaporeuse arpenter nonchalamment un trottoir, une longue fleur entre les mains, avec laquelle elle fait exploser les vitres des voitures garées sur son chemin, sous l’œil amusé d’une policière en uniforme. Beyoncé, de son côté, tout aussi nonchalante et elle aussi en robe vaporeuse, fait voler en éclats les vitres des voitures avec une batte de base-ball.
Les musiques de certaines œuvres de Pipilotti Rist sont disponibles chez The Vinyl Factory et ses vidéos chez Hauser & Wirth, qui lui est fidèle depuis longtemps. L’artiste aurait dû ouvrir une exposition avec différentes installations vidéo au MOCA de Los Angeles en mai dernier avant que l’événement ne se voie reporté en septembre, en raison de l’épidémie de Covid-19.