Cet automne, comme à l’accoutumée, la France s’apprête à décerner ses récompenses d’art contemporain. Prix Marcel Duchamp, Fondation d’entreprise Ricard, Meurice, Emerige et SAM Art Projects : si la plupart ont déjà annoncé leurs nominés, l’élection des lauréats s’échelonnera entre septembre et décembre. Derrière le prestige qu’ils procurent, quelle est la portée concrète de ces prix ? Si chacun met l’accent sur un segment du territoire de la création, un type de pratique artistique, ou une tranche d’âge, ils ont bien sûr aussi pour objectif de favoriser la production d’œuvres nouvelles, de souder les acteurs d’un même territoire ou d’une même génération, et de mettre le pied à l’étrier à leurs lauréats. On peut toutefois regretter que les rouages de leur attribution demeurent dans un certain flou artistique : modalités de sélection, composition du jury, récompenses et retombées à long terme pour les artistes… l’effet podium et trophée occulte bien souvent toutes ces questions. Créé en 2000 à l’initiative de l’ADIAF, l’Association pour la diffusion internationale de l’art français, le prix Marcel Duchamp s’adresse aux artistes vivant et travaillant en France. Ne fixant aucune limite d’âge explicite, une première sélection d’une centaine de noms, opérée par le comité artistique composé des collectionneurs membres de l’association, aboutit à retenir quatre finalistes. L’arbitrage final relève de l’appréciation d’un jury composé de sept personnes : trois membres de l’ADIAF et quatre membres extérieurs renouvelés chaque année (deux commissaires et deux collectionneurs).
Bien qu’ils soient des leviers vers une institution ou vers une galerie, l’indéniable succès des prix, leur force médiatique, leur multiplication et leur santé florissante cachent cependant une faille.
Si l’ambition affichée du prix Marcel Duchamp est de “contribuer au rayonnement international de la scène française”, sa réelle portée est d’abord d’accroître la visibilité institutionnelle en France des artistes distingués. De fait, depuis sa première édition, cette récompense est associée au Centre Pompidou, qui accueille entre ses murs, pendant trois mois, une exposition des quatre artistes finalistes. Le prix de la Fondation d’entreprise Ricard obéit à un fonctionnement comparable. Ici, le jury mêle collectionneurs, membres d’associations de musées et commissaires des précédentes expositions dont les lauréats du prix sont issus. La Fondation acquiert ensuite une pièce produite par le vainqueur et elle en fait don au Centre Pompidou. Le prix SAM Art Projects cultive aussi le partenariat institutionnel : il s’accompagne, cette fois, d’une exposition au Palais de Tokyo, organisée par l’un des commissaires du lieu. Sa spécificité est de s’adresser aux artistes déjà représentés par une galerie européenne, pour leur offrir la possibilité de réaliser un projet en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Certaines distinctions, comme le prix Emerige, jouent d’emblée la carte du privé. “La vraie spécificité de notre bourse est de prévoir la présence, dès les présélections, de deux galeries associées qui exposeront et représenteront un ou plusieurs artistes. Cette année, il s’agit de la galerie parisienne Papillon et de la galerie The Pill, située à Istanbul. En cela, le prix est unique, car il est vraiment orienté vers les professionnels”, explique Gaël Charbau, commissaire de l’exposition du prix et membre du comité de sélection.
Bien qu’ils soient des leviers vers une institution ou vers une galerie, l’indéniable succès des prix, leur force médiatique, leur multiplication et leur santé florissante cachent cependant une faille. Ce qu’ils viennent combler, c’est d’abord la zone de flottement entre l’école et l’entrée dans le circuit traditionnel de l’art. Plus qu’une simple aide à la production, les prix mettent les artistes en relation avec un réseau de professionnels de l’art : en témoigne le succès du modèle de l’exposition conçue pour présenter les lauréats. “En tant que commissaire d’exposition belge, lorsque je me rends à Paris pendant la semaine de la FIAC, j’en profite toujours pour voir l’exposition du prix Ricard”, raconte AnneClaire Schmitz, curatrice de l’exposition du prix Ricard de la rentrée 2017. Pour moi, la Fondation Ricard a un rôle assez clair et précis dans son soutien aux jeunes artistes de la scène française. Mais plus encore que le soutien aux artistes, le soutien aux commissaires est également précieux, car il est moins présent au niveau institutionnel.” Dans l’exposition Les Bons Sentiments – titre qu’elle a choisi de donner au 19e prix de la Fondation d’entreprise Ricard –, Anne-Claire Schmitz expose notamment Deborah Bowmann. Un nom derrière lequel se dissimule un jeune duo composé d’Amaury Daurel (né en 1990) et de Victor Delestre (né en 1989), qui illustre à merveille la dynamique d’une génération d’artistes bien décidés à prendre leur destin en main. L’identité collective de Deborah Bowmann désigne ainsi les activités artistiques du duo, mais aussi un espace d’exposition fondé en 2015 à Bruxelles, également géré par Amaury Daurel et Victor Delestre. Pour Anne-Claire Schmitz : “On peut à bon droit être critique vis- à-vis des prix, dont le positionnement est parfois instrumentalisé, opportuniste ou élitiste. Certains émanent d’entreprises dont le champ d’action est contestable et qui cherchent à redorer leur image. À mon sens, il faut avant tout être clair sur les mécanismes de sélection. Que seuls les collectionneurs votent n’est pas un problème du moment que c’est énoncé en amont. D’ailleurs, je connais très peu d’artistes qui refusent d’y participer, et il me semble que l’envie pour ce genre de formats perdure.”