L’industrie de l’art contemporain a développé une passion déraisonnable et superficielle pour les stars : lui, assurément, n’en est pas une, en tout cas n’est pas considéré comme telle. Son nom, d’ailleurs, n’évoque probablement rien à la nouvelle population qui désormais contrôle cette industrie, en organise les flux financiers et les centres d’intérêt, s’emploie insidieusement à banaliser les goûts, à uniformiser le regard, à simplifier l’histoire. Il n’y a rien d’une star, en effet, chez cet Italien disparu en 2015 et qui avait choisi de se faire appeler Salvo ; mais il y a certainement dans son parcours artistique quelque chose d’héroïque, de singulier, et qui se présente à nous aujourd’hui dans toute sa réjouissante incongruité.
On dit que son œuvre était un peu narcissique quand en vérité elle posait les bases de celles que d’autres développèrent plus tard en les articulant autour de biographies fictives.
Ce parcours lui offrit rapidement la reconnaissance de l’avant-garde des années 70, dont il emprunta les préoccupations esthétiques avant de leur tourner rapidement le dos pour explorer les voies fort décriées d’une peinture qui ne paraît naïve qu’au regardeur hâtif et distrait. Une peinture qui, aujourd’hui, fait résonner différemment l’affirmation qu’il avait fait graver dans le marbre en 1970 : “Io Sono il Migliore” (“Je suis le Meilleur”).
Salvatore Mangione a grandi à Catane, en Sicile, où il est né en 1947 (à Leonforte), avant de s’établir avec sa famille à Turin, où il s’adonna, adolescent, à la peinture, copiant les grands maîtres (Rembrandt, Van Gogh, Chagall), et exposant, à l’âge de 16 ans à peine, à la 121e exposition de la Società Promotrice delle Belle Arti. Un court séjour à Paris, en 1968, le confronta à l’enthousiasmante énergie contestataire du mouvement étudiant et, dès son retour à Turin, son art prit une autre direction, tandis qu’il fréquenta les artistes du cercle turinois de l’arte povera (Mario Merz, Giuseppe Penone, Alighiero Boetti, Gilberto Zorio) et rencontra divers artistes conceptuels (Sol Lewitt, Joseph Kosuth). Dès lors, Salvo développa une œuvre instruite des diverses recherches esthétiques de l’avant-garde dont il fit une synthèse peu conventionnelle, empruntant à des mouvements a priori contradictoires, peu soucieux des chapelles, donnant à son propre personnage une position centrale : on dit que son œuvre était un peu narcissique quand en vérité elle posait les bases de celles que d’autres développèrent plus tard en les articulant autour de biographies fictives.
Dans les montages photographiques qu’il réalisa à la fin des années 60, il introduit son visage sur des images en noir et blanc au milieu de ceux de personnalités connues ou anonymes, devenant fictivement danseur, militaire, ouvrier, endossant alors diverses identités d’emprunt, s’inventant une improbable biographie qu’il complète par une série d’autoportraits photographiques inspirés de toiles célèbres, tel cet Autoritratto (come Raffaello) de 1970, dans lequel il singe la manière du peintre de la Renaissance. Son nom d’artiste, “Salvo”, devient parfois le seul sujet de son œuvre, qu’il écrit avec des néons, de la peinture, ou avec des lettres en bois. Il recopie aussi des manuscrits entiers en substituant son nom à celui du personnage principal, comme dans l’hallucinant Salvo au pays des merveilles où il prend la place d’Alice.
Salvo connut rapidement une reconnaissance internationale qui le destinait à devenir l’un des artistes majeurs de l’avant-garde.
Plus qu’à l’art conceptuel ou à l’arte povera, cette mise en scène fictive de soi, très en phase avec les soubresauts politiques de la société, renvoie plus directement aux “mythologies individuelles” qui se développent exactement au même moment dans les œuvres d’artistes français comme Annette Messager, Christian Boltanski, Jean Le Gac... D’autres séries de travaux sur papier avouent de troublantes ressemblances, dans leur composition, avec les œuvres brodées d’Alighiero Boetti : chez Salvo, l’organisation des lettres forme des énumérations de noms de peintres italiens par exemple, qui se terminent toujours par le sien, allant ainsi de Giorgione et du Caravage à Salvo – le sien placé en bas à gauche, comme une signature.
D’autres œuvres encore, dans cette période courte des deux premières années de la décennie soixante-dix, s’apparentent clairement aux expérimentations de l’art conceptuel, tel le réjouissant Il mio nome più grande degli altri, 1970-1972 (“Mon nom plus grand que celui des autres”) qui consiste simplement à écrire son nom dans une typographie plus grosse que celle des autres artistes invités à la même exposition : c’est ainsi qu’il apparaît avec Dan Flavin, Carl Andre, Sol Lewitt, Fred Sandback (entre autres), dans une exposition de groupe à la Galerie John Weber de New York en 1972, ou dans le catalogue de la Documenta 5, organisée par Harald Szeemann à Kassel en Allemagne, la même année (et, à chaque fois, cette simple inscription de son nom en gros dans la liste d’artistes fut sa seule participation à l’exposition). C’est que Salvo, en effet, connut rapidement une reconnaissance internationale qui le destinait à devenir l’un des artistes majeurs de l’avant-garde.
“Pour moi, peindre a très tôt impliqué une certaine relation avec la réalité. C’est comme si tout ce que je peignais était en fait un autoportrait qui contiendrait ma personne, mon histoire, mon corps, et il n’y aurait ainsi plus besoin de me dépeindre directement.”
Mais Salvo en décida autrement, porté probablement par des ambitions plus franchement expérimentales – plus intimes, peut-être. Aussi, alors qu’il commençait à faire partie du cercle restreint des artistes d’avant- garde respectés, il imposa à son œuvre le tournant le plus sévère et inattendu qui fût pour l’époque et, en 1973, se tourna définitivement et exclusivement vers la peinture figurative – précédant ainsi le “retour à la peinture” qui caractériserait dix ans plus tard une partie de l’art contemporain occidental avec le triomphe du néo-expressionnisme, de la trans-avant-garde ou de la figuration libre. “Je me sens comme un alpiniste qui doit trouver, de temps à autre, une nouvelle face à escalader car je connais la précédente sur le bout des doigts. Je dois chercher quelque chose de nouveau, non seulement dans la peinture, mais également dans la nature et dans la vie. Alors je regarde autour de moi et, à un certain moment, je découvre un thème oublié dans lequel je me lance, ce qui veut dire que je m’y essaie jusqu’à ce que je me trompe, parce que c’est uniquement à ce moment-là que son véritable caractère transparaît. Une fois que je cesse de copier servilement, j’ajoute ma touche personnelle...”, souligne-t-il.
C’est cet ensemble d’œuvres, qu’il réalisa à partir du milieu des années 70 et jusqu’à sa mort en 2015, qui s’impose aujourd’hui comme un projet réellement radical, au-delà même de l’audace esthétique de cette peinture consacrée essentiellement au paysage en plein triomphe de l’art conceptuel. Salvo y voit un lien avec son travail précédent : “Pour moi, peindre a très tôt impliqué une certaine relation avec la réalité, bien qu’elle soit toujours filtrée par la mémoire... En même temps, c’est comme si tout ce que je peignais était en fait un autoportrait qui contiendrait ma personne, mon histoire, mon corps, et il n’y aurait ainsi plus besoin de me dépeindre directement.”
On ne peut que s’abandonner à l’inévitable plaisir de ces toiles sans équivalent, qui ont su placer l’audace ailleurs, justement, que dans la répulsion...
Mais nous y voyons surtout, d’une part, l’expression d’une liberté sans limites face aux dogmes de l’avant-garde et, d’autre part, la reconnexion avec la fascination initiale de Salvo pour la peinture : celle par exemple qui le fit, enfant, copier les grands maîtres, celle, encore, qui le fit ajouter son nom à ceux des grands peintres italiens. Dès lors, il inventa un vocabulaire pictural dont il ne s’écartera plus durant les quarante années qui suivirent et dont la singularité frappe. Chaque élément du paysage y est simplifié à l’extrême, les feuillages des arbres et les nuages exprimés à travers de simples additions de sphères, les architectures réduites à des volumes élémentaires qui prennent tout leur sens dans l’œuvre d’un artiste qui connaît bien les expérimentations artistiques des années 70 – et qui grandit dans le pays de Giorgio Morandi, dont il semble avoir appliqué au paysage les stratégies picturales de la nature morte.
Voyageur incessant, Salvo peint des paysages et des architectures de Syrie, du Népal, des Émirats arabes unis, d’Éthiopie, de France ou de Norvège, mais ces paysages sont tout aussi inventés que l’était la mythologie qui sous-tendait ses œuvres plus anciennes. “J’ai déjà fait la plupart de mes sujets avant de les voir”, explique-t-il. Il excelle incontestablement dans l’étude minutieuse des variations de la lumière sur les paysages italiens, déployant une indécente palette irisée qui s’applique à enregistrer l’empreinte de la lumière, avec une obstination tout à fait comparable à celle qui conduisit Claude Monet à peindre sans relâche des meules de foin à plusieurs heures du jour.
Il faut replacer cet extraordinaire et vaste ensemble de tableaux, leurs choix stylistiques, leur audace esthétique et leur refus des conventions, dans la perspective de l’histoire de l’art depuis les années 70. Alors, on ne peut que s’abandonner à l’inévitable plaisir de ces toiles sans équivalent, qui ont su placer l’audace ailleurs, justement, que dans la répulsion, combinant le plaisir de peindre avec la volonté d’innover, sans passer par la stratégie simpliste de la provocation évidente.
Une série d’œuvres que Salvo conçut avant de se recentrer sur la peinture le conduisit à produire des plaques de marbre un peu semblables aux pierres tombales, sur lesquellesil fit graver diverses inscriptions brèves en lettres capitales : sur l’une d’elle figure simplement le mot “Idiot” (Idiota,1972) sur une autre, l’injonction “Aimez-moi” (Amare me, 1971). Sur une autre encore, réalisée en 1973, on peut lire : “Salvo è vivo” (“Salvo est vivant”). Depuis sa mort, c’est le verso de l’œuvre qui est exposé : on peut y lire, dans les mêmes lettres capitales et gravé dans le marbre : “Salvo è morto” (“Salvo est mort”).