NUMÉRO : 120 battements par minute vient d’une expérience personnelle, d’un désir longtemps mûri…
ROBIN CAMPILLO : C’est un film qui a commencé à germer dans ma tête dès les premiers articles que j’ai lus sur le sida. Il se passe à ce moment-là quelque chose qui est de l’ordre de la science-fiction. La catastrophe annoncée, notamment pour les gays, était tellement incroyable que cela m’a propulsé dans un doute existentiel très, très fort. En 1982, Libération publie un article intitulé “Le cancer gay”. Je me souviens que je me suis réveillé avec des taches sur le corps : je suis allé voir un médecin avec le Libé sous le bras ! Il m’a dit : “Vous aurez peut-être cette maladie, mais pour l’instant, c’est simplement un champignon !” Ensuite, il y a eu les fameuses photos de Paris-Match que j’ai reprises dans le film, le premier portrait d’un couple dont l’un des conjoints était malade. Ces images, je les ai reléguées dans le fond de ma tête comme un déni, et je suis entré à l’IDHEC (école de cinéma, ancêtre de la FEMIS). Le cinéma m’a servi un peu de paravent.
Comment s’est faite la jonction entre votre désir de militer à Act Up et celui de faire des films ?
J’avais l’impression très forte d’aimer un cinéma qui ne pouvait pas traiter du sida. Je viens, comme beaucoup, de la Nouvelle Vague. À l’époque, les gens que j’admire sont Éric Rohmer ou les Straub. En 1983, juste avant d’entrer à l’IDHEC, je suis allé sur le tournage de L’Argent, le dernier film de Robert Bresson, qui était un maître pour moi. Je sens bien que c’est un cinéma qui ne peut pas être en prise sur ce sujet. Cela crée un trouble chez moi. C’est la raison pour laquelle j’ai longtemps cherché quels films réaliser. Mes courts-métrages de l’IDHEC sont assez éloignés de ce que je vivais à l’époque. Ils ne sont pas incarnés. Tout mon travail a consisté à trouver comment revenir à l’incarnation. Entrer à Act Up a été pour moi l’occasion d’établir enfin un rapport direct avec un événement énorme dans ma vie.
Qu’est-ce qui, vingt ans plus tard, a réactivé votre désir d’évoquer la période Act Up ?
Déjà, en moi… il fallait que ça sorte. Ensuite, il y a eu tout ce débat sur le mariage pour tous et cette question du renouvellement de la prévention chez les gays. J’avais envie de parler aux jeunes gays d’aujourd’hui, mais pas à travers une démarche paternaliste. Je constatais tout simplement que mon histoire était oubliée ou mal comprise. La raconter, c’était aussi parler du moment où un certain nombre de personnes, notamment dans le milieu gay, se sont dit : “On va arrêter de subir cette épidémie et on va devenir des acteurs importants.” Cette prise de conscience se passe à Act Up à ce moment-là. On était irrités par l’idée d’être de “bons gays” victimes de cette maladie, on est devenus de “méchants pédés” qui ont décidé de surgir sur la scène médiatique.
C’est une réflexion encore très contemporaine. Aujourd’hui, les minorités prennent la parole. Elles réfléchissent comme vous réfléchissiez à l’époque à la notion de visibilité.
J’ai le sentiment qu’il se dit sur d’autres mouvements politiques venus des minorités ce qu’on disait sur nous à Act Up : “Ils sont fermés sur eux-mêmes, ils refusent les autres…” Nous apparaissions avec des méthodes et des termes anglo-saxons qui venaient du Act Up original, que personne ne supportait en France. Les gens détestaient le mot “communauté” qu’ils plaçaient dans le même registre que “communautarisme”. Communauté, identité, ghetto : ils confondaient tout. Je me souviens d’un article venant de députés communistes qui disaient que nos méthodes de contestation étaient trop étrangères. Comme s’il fallait être dans une culture française de la contestation pour pouvoir se faire entendre.
Vous n’étiez pas dans la lignée de Mai 68… Nous pouvions nous identifier à certaines revendications soixante-huitardes, mais nous appartenions à une autre sphère. Le VIH a politisé des gens qui, peut-être, ne l’auraient pas été. Des milieux sociaux très différents se mêlaient. D’un seul coup, des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer se retrouvaient là. C’était très fort.
Pour écrire 120 battements par minute, vous avez travaillé sur vos propres souvenirs ?
J’ai commencé en fouillant ma mémoire, en me souvenant des actions et des débats, avant de me documenter pour vérifier certaines choses. En même temps, le film est une vraie fiction. J’ai créé des mélanges impurs sur le passé.
L’émotion d’un passage de votre vie a refait surface ?
Pour moi, le film est proustien. Ce sont des souvenirs que j’ai filmés. J’ai été bouleversé de voir des garçons et des filles qui n’ont pas connu cette époque trouver quelque chose, la musique des voix, un humour, une mauvaise foi… À Act Up, on n’était pas à l’Assemblée nationale, ni à Rome, ni à la Constituante, mais dans un débat qui, émotionnellement, se situait ailleurs.
Comment avez-vous déterminé la structure du film, où l’on passe en permanence de la parole à l’action, des idées aux corps ?
Au départ, j’ai structuré le film en pôles, entre la puissance de la parole du groupe et la fabrique d’images presque fantasmagoriques que mettent en place les militants à travers leurs actions coup de poing. C’est comme si on était dans les coulisses d’une troupe. Cette troupe investit des lieux assez théâtraux qui sont des institutions (amphithéâtre, laboratoire pharmaceutique, école, lycée) et impose à d’autres sa manière de jouer, sa façon de voir à travers le prisme du sida. Je voulais capter cette irruption avant de montrer comment un personnage, bientôt, ne peut plus jouer le jeu de la représentation de sa maladie : il se synchronise tellement avec elle qu’il ne peut plus supporter cet écart-là.
Vous filmez les échanges entre les membres d’Act Up avec une intensité très forte.
Sur le tournage, c’est presque ce qui m’a le plus ému – même si je me suis protégé à d’autres moments. C’est parce que ce qui se passait à l’époque s’est reproduit entre les acteurs. Beaucoup de jeunes gays qui figurent dans le film ont découvert cette histoire, et ça a été un choc pour eux. Je pense que les gays n’en ont pas fini avec le sida. Personne n’en a fini, même si les nouvelles générations ont un autre rapport à la maladie, au sexe et aux drogues. Dès les répétitions, j’ai montré aux acteurs que ce n’était pas un cinéma où ils allaient avoir des marques au sol. Il fallait respecter le texte – avec un peu d’improvisation tout de même – mais ils allaient être libres de leurs mouvements dans des prises qui duraient un quart d’heure… Il y a eu une impression de jubilation. J’ai eu la même quand je suis arrivé à Act Up. Nous traitions de quelque chose d’extrêmement dur, mais il y avait une joie à être ensemble. Cette joie est présente dans le film, c’est celle de la parole qui prend un sens. La maladie, on la sent en filigrane. C’est pourquoi, dans une des premières scènes, on annonce la mort d’un homme en disant qu’il s’était éloigné des réunions depuis quelque temps. Cela se passait ainsi. La jubilation était toujours doublée d’une ombre noire.
Toute une génération a connu la fin de l’insouciance avec le sida. Nos sexualités n’ont plus jamais été les mêmes.
Je suis vexé à vie que le sida soit apparu quand j’avais 20 ans. J’ai connu le sexe avant, dans une insouciance des corps qui était extraordinaire. Ce truc-là a plombé ma jeunesse. Je ne m’en remettrai jamais.
Le film retranscrit l’urgence de cette époque, sa mélancolie, et la manière dont le désir est devenu à la fois nécessaire et potentiellement dangereux. Comment avez-vous rendu 120 battements par minute aussi énergique ?
J’ai essayé de montrer le vitalisme, d’être du côté de quelque chose de lumineux et de chatoyant, de décrire la manière étrange dont les gens réagissent dans les situations les plus difficiles. C’était vraiment une époque spéciale où certains réfléchissaient à ce qu’on allait faire de leur corps. Il y avait des idées assez incroyables, à la limite de la légalité, comme de laisser le cercueil devant l’Élysée ! Quand les personnes concernées écrivaient ces vœux-là, c’était comme une fiction. Elles n’arrivaient pas à croire complètement à leur mort. Un écart se créait par rapport à la peur, à la douleur ou à l’angoisse. Cette théâtralité rendait le présent supportable.
Dans le cinéma français, votre film paraît très singulier. Comment vous situez-vous par rapport au reste de la production ?
Depuis pas mal d’années, j’ai décidé que je pouvais faire ce que je voulais, c’est aussi bête que ça. Donc, je suis mes désirs. À un moment, j’ai voulu adapter L’homme qui rit de Victor Hugo, mais cela s’est révélé compliqué car le roman avait déjà été adapté récemment. Chez Hugo, il y a une transgression de la fiction, le type en fait toujours trop, il se permet des digressions invraisemblables. C’est sur le modèle de cette liberté que j’ai réalisé 120 battements par minute, cette liberté de me dire que j’allais réaliser une fiction avec des éléments réels, en évoquant une histoire très récente. Le cinéma américain s’autorise ça, la littérature du XIXe siècle a eu cette liberté, alors pourquoi ne pas le faire ? Il y avait une pudeur et un tabou que j’ai voulu dépasser, pour réinterpréter mes aventures intimes, politiques et collectives. Je me suis senti extrêmement légitime à être libre, à tout m’autoriser.