Le soleil darde ses rayons dans les rues de San Francisco, en ce début d’automne 1996, quand mon regard est subitement attiré par le titre ornant la façade du Castro Theater : Hustler White, soit “Blanc Tapin”, aussi simplement que vous et moi disons “bleu ciel” ou “rose bonbon”. Le film est cosigné Bruce LaBruce et – hasard des circonstances – Rick Castro, deux figures de l’underground gay nord-américain. J’achète un ticket et pénètre dans la salle légendaire, vestige du style baroque colonial espagnol. Elle a été construite en 1922 par Timothy L. Pflueger, au 429 de la rue Castro, et est dotée, comme le Radio City Hall de New York et feu le Gaumont Palace à Paris, d’un grand orgue joué pendant l’entracte.
Le noir est à peine tombé sur les rares spectateurs que retentit un titre de punk hardcore et s’affiche le générique sur des panneaux bleus, entrecoupé de plans montés en parallèle : un homme mort flottant dans un Jacuzzi, racontant en voix off comment il en est arrivé là – pastiche littéral du début de Sunset Boulevard –, puis un avion atterrissant à l’aéroport de Los Angeles. En sort un “écrivain européen” en costume et cravate noirs. Il répond au nom de Jürgen Anger, hommage évident au sataniste gay Kenneth Anger, auteur du sulfureux Hollywood Babylon et réalisateur du non moins scandaleux Scorpio Rising. Quelques remarques acerbes à son chauffeur, d’une voix qui se voudrait vaporeuse, et autres pensées énoncées à son propre Dictaphone révèlent que l’écrivain en question est une folle aussi odieuse que prétentieuse, mais également qu’il est venu dans la Cité des Anges pour faire des recherches sur le monde de la prostitution gay et l’industrie du porno y afférente.
“Petit, rouquin, frêle et efféminé, j’étais régulièrement battu à la récré par les autres élèves.”
Tout Bruce LaBruce est dans ces premières minutes : son goût du collage, du détournement, de la provocation. Mais le meilleur reste à venir : à la recherche d’un tapin interprété par Tony Ward et dont il est tombé follement amoureux, Jürgen Anger, joué par LaBruce lui- même, croise des personnages hauts en couleur : un prostitué procurant des sensations anales à ses clients en les pénétrant de son moignon de jambe, un ado blond sodomisé à la chaîne par une théorie d’Afro-Américains et de Latinos, et un masochiste qui se fait brûler à la cigarette et taillader le dos avec des lames de rasoir, incarné par rien de moins que Ron Athey, le fameux body artist. Parfaitement cadré, monté et mis en musique, ce catalogue des outrages gay les plus avant-gardistes se referme ironiquement comme le plus classique des chromos hollywoodiens : après avoir transporté le corps de Ward du Jacuzzi où il a glissé et s’est assommé à la plage de Malibu, Jürgen Anger s’aperçoit qu’il est vivant et les deux se galochent goulûment avant de danser sur le sable. Serait-ce la comédie de l’année ? De la décennie ? Force est de reconnaître que l’on n’a alors rien vu de si insolent et loufoque depuis des lustres et qu’il va falloir surveiller de près ce fils spirituel d’Andy Warhol, de Paul Morrissey et de John Waters.
Le Canadien Bruce LaBruce est né Justin Stewart, le 3 janvier 1964 à Southampton, dans le comté de Bruce et la province de l’Ontario, et a grandi dans une ferme de Tiverton, sur le lac Huron, à environ 250 kilomètres au nord-ouest de Toronto, où il réside désormais. Il n’est pas interdit de penser que son nom d’artiste, diablement anaphorique, fait référence au comté de Bruce et à la centrale nucléaire du même nom. À cinq kilomètres de la ferme familiale, cette dernière, longtemps la plus puissante d’Amérique du Nord, est la plus importante de la planète depuis l’arrêt de celle de Kashiwazaki-Kariwa consécutive à la catastrophe de Fukushima.
“That Cold Day in the Park, de Robert Altman ? Pour moi, la pornographie, c’était ça : une femme totalement givrée qui ramène chez elle un garçon rencontré dans la rue et l’enferme dans sa chambre d’amis pour en faire son esclave sexuel.”
“Mes parents élevaient des vaches, des moutons, des cochons, des poulets qui folâtraient dans la nature, et cultivaient des légumes sans OGM ni pesticides”, raconte-t-il de bonne grâce. Il ajoute : “La ferme faisait 80 hectares à peine, ce qui est peu en regard des standards de la région, et avait pour particularité d’être très rustique au sens où on utilisait de vieux outils, fusils et pièges. Mon père, également trappeur et chasseur, tuait renards, visons, loups et ratons-laveurs, les dépeçait avant de tanner leur cuir et d’en envoyer la fourrure à la Compagnie de la Baie d’Hudson. J’ai donc assisté à pas mal de castrations, mises à mort et autres choses traumatisantes.” Benjamin de deux sœurs et d’un frère, Bruce LaBruce, souvent seul durant la journée, s’est
créé “un monde intérieur peuplé d’amis imaginaires”. À l’en croire, ses parents, bien que n’ayant pas fait d’études universitaires, étaient très ouverts. “Au début, ils étaient surpris que je n’invite que des filles à mon anniversaire et ont essayé de m’orienter vers des activités plus masculines afin de m’épargner de futures déconvenues. À raison, car, petit, rouquin, frêle et efféminé, j’étais régulièrement battu à la récré par les autres élèves.”
Bruce LaBruce doit également à ses géniteurs sa passion du cinéma, car ils le laissaient regarder les classiques avec eux à la télévision et l’emmenaient
aussi dans les drive-in voir des films interdits aux moins de 18 ans, dont La Nuit des morts-vivants, qui l’influencera fortement, comme en témoignent Otto; or, Up with Dead People et L.A. Zombie, qu’il tourna dans les années 2000.
L’autre influence artistique majeure, datant de son enfance, est That Cold Day in the Park, de Robert Altman, qu’il a vu à la télévision. “Pour moi, la pornographie, c’était ça : une femme totalement givrée qui ramène chez elle un garçon rencontré dans la rue et l’enferme dans sa chambre d’amis pour en faire son esclave sexuel. Ça n’avait plus rien à voir avec les films de Jerry Lewis et Dean Martin, et ça m’a tellement marqué que l’on puisse considérer mon premier film, No Skin Off My Ass, comme un pastiche gay du film d’Altman ou plutôt comme une adaptation non autorisée du roman de Richard Miles.” Ce dernier, qui répondait au nom de Gerald Richard Perreau-Saussine dans le civil, jusqu’à sa disparition en 2002, n’est autre que le comédien Peter Miles, rebaptisé Richard pour sa reconversion dans les lettres. “Quand j’ai montré No Skin Off My Ass des années plus tard à Los Angeles, il était dans la salle
et j’ai eu très peur de sa réaction. À la fin de la projection, j’étais soulagé car non seulement il ne m’a pas annoncé qu’il allait me poursuivre en justice, mais il m’a dédicacé un exemplaire de son livre en écrivant : ‘Tu as tout bon !’” Ce qui ne surprendra guère ceux qui ont lu le roman, dont Altman a déplacé l’intrigue de Paris à Vancouver, et totalement gommé la dimension homosexuelle.
“Au lycée, les gays et les lesbiennes se faisaient systématiquement casser la gueule. Moi, j’étais pote avec les ‘salopes’, à savoir les filles sophistiquées et libérées qui sortaient avec des garçons plus âgés. Je crois que les gays et les filles se comprennent bien.”
“Gerontophilia” de Bruce LaBruce – Bande-annonce
En attendant son dépucelage, qui ne surviendra qu’à ses 22 ans, Bruce LaBruce dévore les livres de William Burroughs et de Henry Miller qu’il chipe dans la bibliothèque de son grand frère et dont il ne lit – de son propre aveu – “que les passages cochons”. Il feuillette également les numéros de Penthouse planqués sous son lit, mais comprend que les filles nues ne l’excitent pas plus que cela. Il songe à devenir critique de cinéma, comme sa sœur, qui enseigne cette discipline à l’université et l’a accessoirement initié à la poésie, à la philosophie orientale et au yoga. Mais il hésite et, outre le cinéma, apprend la danse avec un professeur qui enseigne la technique de Martha Graham, au point d’envisager une carrière de chorégraphe. C’est dans son cours de danse, à l’université York, située dans la ville de Toronto, qu’il rencontre l’acteur new-yorkais qui lui fait découvrir l’amour. “Au lycée, les gays et les lesbiennes se faisaient systématiquement casser la gueule. Moi, j’étais pote avec les ‘salopes’, à savoir les filles sophistiquées et libérées qui sortaient avec des garçons plus âgés. Je crois que les gays et les filles se comprennent bien. Et c’est avec l’aide d’une copine de fac qui m’avait initié à l’ecstasy que j’ai conclu avec cet acteur.” À York, Bruce LaBruce se passionne pour le cinéma européen, de Godard à Wenders en passant par Herzog, Makavejev, Roeg, Pasolini, Fassbinder, Jodorowsky et autres, puis tombe sous l’influence de Robert Paul Wood, le fameux exégète anglais qui a signé de nombreux ouvrages sur le cinéma sous le pseudonyme de Robin Wood.
“La cerise sur le gâteau, c’étaient les cris de haine de l’underground punk m’accusant de trahison politique sous prétexte que j’avais réalisé un film avec un budget de 15 000 dollars ! Du coup, je me suis mis à boire et à me défoncer comme jamais. Normal, je baisais avec un dealeur de crack.”
“Après avoir été marié et eu trois enfants, Robin était sorti du placard et donnait des cours sur le genre au cinéma, ainsi que sur les réalisateurs japonais comme Kurosawa, Ozu, Mizoguchi et Oshima. Il était marxiste, féministe mais également fan de films d’horreur de série B. Il a dirigé mon mémoire de maîtrise : une analyse plan par plan de Sueurs froides, d’Hitchcock, fondée sur l’inscription visuelle de motifs masculins et féminins dans l’image.
À l’époque, le poststructuralisme et la sémiotique français étaient à la mode. Robin détestait cela mais il les enseignait parce qu’il n’avait pas le choix. J’ai également suivi un cours dont l’intitulé était ‘Psychanalyse et féminisme’, et j’ai lu Lacan à cette occasion, tout en commençant à écrire dans CineAction, magazine fondé en 1985 par notre département cinéma et auquel collaborait également Robin. Puis la découverte du mouvement punk m’a fait perdre mes illusions sur le milieu universitaire : tous ces hommes qui professaient marxisme, féminisme et libération sexuelle étaient, dans la vie, totalement monogames et bourgeois. Je me suis donc engagé dans la scène gay et punk de Toronto. J’ai collaboré à des magazines comme The Body Politic,qui étaient ultra marxistes et, fort de mes cours de photographie et de production à la fac, j’ai commencé à tourner mes premiers films expérimentaux en super-huit, en mélangeant des images d’archives ou trouvées, sur le modèle des situationnistes. J’étais très attiré par l’agressivité des skinheads, qui fréquentaient les mêmes bars que les punks de gauche, dont je faisais partie. Et nous avons lancé, avec quelques amis, le mouvementqueercore en réaction au caractère hétéronormatif, sexiste et homophobe de la scène punk, puis créé des fanzines pour moquer ces prétendus anarchistes qui se croyaient radicaux mais étaient d’affreux conservateurs.”
Grâce à Jürgen Brüning, un producteur allemand venu recruter de nouveaux talents à Toronto, No Skin Off My Ass, tourné en super-huit et dont la bande-son était jouée sur un magnétocassette lorsque Bruce LaBruce le présentait dans les bars gay de la ville, est gonflé en 16 mm et commence à être montré dans des festivals, des salles comme le Cinema Village, à New York, et durant la soirée hebdomadaire Disco 2000 organisée par Michael Alig au Limelight, le fameux méga club installé dans une église désaffectée de Manhattan. Au même moment, les premiers films de Gus Van Sant (Mala Noche), Todd Haynes (Poison) et Gregg Araki (The Living End) définissent les contours d’un New Queer Cinema qui renoue avec les audaces du cinéma underground des années 60 et 70. Le succès de No Skin Off My Ass, dans lequel Bruce LaBruce se livre à des actes sexuels non simulés avec son protégé skinhead, et qui est distribué en Europe et au Japon, lui inspire un second long-métrage, Super 8 1⁄2, pastiche de Huit et demi,de Fellini, auquel participent les artistes Richard Kern et Vaginal Creme Davis. Il y interprète un réalisateur de films pornographiques qui, à la suite de la reconnaissance inattendue de son “œuvre” par la critique la plus sérieuse, souffre d’un “blocage créatif”.
S’il jouit effectivement d’un embryon de reconnaissance, Bruce LaBruce doit encore se faire barman et serveur pour joindre les deux bouts, et
se battre pour récupérer ses films, saisis par la police, après que les labos chargés de les développer l’ont dénoncé pour pornographie. “La cerise sur le gâteau, c’étaient les cris de haine de l’underground punk m’accusant de trahison politique sous prétexte que j’avais réalisé un film avec un budget de 15 000 dollars ! Du coup, je me suis mis à boire et à me défoncer comme jamais. Normal, je baisais avec un dealeur de crack. Pas exclusivement, bien sûr, car je me faisais un point d’honneur de me taper tous les mecs de mes potes”, se rappelle-t-il, hilare.
“Mon producteur Jürgen Brüning a dit : ‘Porno pour porno, autant en faire pour de bon’. Skin Flick raconte l’histoire d’un gang de skinheads néonazis qui pénètrent par effraction dans une maison bourgeoise habitée par un couple mixte et qui le terrorisent...”
Au milieu des années 90, Bruce LaBruce quitte Toronto pour tenter sa chance à Los Angeles, où il retrouve son amie Vaginal Davis, une performeuse punk transsexuelle issue du ghetto de Watts, qui publie le fanzine Fertile La Toyah Jackson et joue avec le groupe Afro Sisters. C’est elle qui lui présente le photographe Rick Castro et le futur créateur Rick Owens, qui signera notamment les costumes de son film Otto; or, Up with Dead People.
À l’origine de Hustler White, dans lequel Vaginal Davis joue également, il y a la passion de Bruce LaBruce et de Rick Castro pour les tapins de Santa Monica Boulevard et pour le top model Tony Ward, muse des photographes Greg Gorman et Herb Ritts, des griffes Calvin Klein, Chanel, Hugo Boss et Roberto Cavalli, et amant de la chanteuse Madonna, qui l’a fait tourner dans plusieurs de ses clips.
Le fait que tous les films de Bruce LaBruce contiennent des scènes de sexe explicites lui vaut, ainsi qu’à son producteur, Jürgen Brüning, d’être considéré comme un pornographe, au point que les financeurs rechignent désormais à investir dans leurs projets. “Jürgen a dit : ‘Porno pour porno, autant
en faire pour de bon’, et il a créé la société de production berlinoise Cazzo Film, pour laquelle j’ai réalisé de nombreux films X, à commencer par Skin Flick, l’histoire d’un gang de skinheads néonazis qui pénètrent par effraction dans une maison bourgeoise habitée par un couple mixte et qui le terrorisent, avec, en guest stars, [le photographe] Terry Richardson et son épouse de l’époque, le top model Nikki Uberti.”
Au milieu des années 2000, Bruce LaBruce décide de se ranger, comme tout le monde, et épouse Antonio Ramirez Ortega, un ancien danseur du club Tropicana de La Havane devenu prêtre de santeria, le vaudou cubain, auquel il va rester fidèle pendant dix ans. “C’était génial, il m’aidait à me débarrasser de tous les mauvais sorts que me jetaient les satanistes”, confie celui que l’on croise à Paris en 2004 au Forum des images, où il présente The Raspberry Reich dans le cadre de Chéries-Chéris, le festival du film LGBTQ+ de Paris.
Bruce LaBruce se surpasse également avec ce zombie en proie à une crise identitaire et qui a, de surcroît, un trouble de l’alimentation, à savoir une aversion contre-nature pour la chair humaine.
Satire du néoradicalisme en vogue mâtinée de références à La Troisième Génération, de Fassbinder, à WR, les mystères de l’organisme, de Makavejev, et à La Chinoise, de Godard, The Raspberry Reich prouve, à qui en douterait, que Bruce LaBruce n’est pas dupe des discours pseudo-révolutionnaires d’aujourd’hui. Quand ils ne se livrent pas à du sexe oral et anal, ses personnages, qui se sont baptisés Ulrike, Gudrun et Andreas en référence à la Fraction armée rouge de Baader et Meinhof, déclament des inepties poilantes comme “L’hétérosexualité est l’opium du people” ou “Ralliez l’intifada homosexuelle”.
C’est encore au Forum des images et en sa présence, cette fois dans le cadre de L’Étrange Festival, que l’on découvre en 2009 Otto; or, Up with Dead People, qui clôt la décennie 2000 sur une note plus poétique. Le film raconte l’histoire d’un jeune zombie sans passé ni avenir errant sur les routes. Arrivé à Berlin, le dénommé Otto rencontre Medea Yarn, une cinéaste qui le convainc de la laisser réaliser un documentaire sur lui et qui, parallèlement, tourne un long-métrage intitulé Up with Dead People, un porno zombie révolutionnaire. Raconté comme cela, le film, dévoilé en 2008 au Festival de Sundance, a tout l’air d’une nouvelle pochade à l’humour dégénéré, alors qu’il est sans doute le plus riche, thématiquement et stylistiquement, de la filmographie
de son auteur. Stylistiquement, car il fourmille de citations et d’emprunts : les cartons et les ectoplasmes en surimpression du cinéma muet, la voix off du film
noir, les solarisations ou saturations chromatiques de l’art vidéo, mais aussi le vagin au niveau de l’estomac d’un personnage masculin, comme dans Meurtres sous contrôle,de Larry Cohen, les éclats visionnaires d’Otto, qui évoquent ceux de Thomas Jerome Newton, le héros de L’homme qui venait d’ailleurs, de Nicolas Roeg, voyant le passé des lieux ou des gens qu’il croise. Du point de vue de la thématique, Bruce LaBruce se surpasse également avec ce zombie en proie à une crise identitaire et qui a, de surcroît, un trouble de l’alimentation, à savoir une aversion contre-nature pour la chair humaine. À la critique marxiste de la société de consommation, déjà en filigrane dans les films de zombies du pionnier George A. Romero, Bruce LaBruce ajoute celle de l’aliénation des gays par la “majorité hétérofasciste” : ostracisé en raison de sa différence sexuelle, Otto devient un mort-vivant ayant perdu son identité et condamné à errer sans fin. La charge est féroce : la bombe atomique, le gaspillage (“Un Américain consomme autant d’énergie que 370 Éthiopiens”), la pollution (“L’Amérique produit 220 millions de tonnes d’ordures chaque année, l’équivalent de 82 000 terrains de foot”) ; tout cela, à en croire la cinéaste révoltée, serait la faute de l’homme blanc hétérosexuel ! On peut rejeter ce constat caricatural, mais on ne saurait nier que le film est progressivement gagné par un lyrisme rare.
“The Misandrists” de Bruce LaBruce – Bande-annonce
Imposé en 2010, au Festival de Locarno, par Olivier Père, qui quittera la direction de la manifestation après cette édition, L.A. Zombie est moins passionnant. À sa décharge, si l’on peut dire, rappelons que Bruce LaBruce ne tourne pas nécessairement les scénarios qu’il souhaiterait – il a notamment dû renoncer à son projet sur le baron Wilhelm von Gloeden, pionnier du nu masculin – et livre parfois, pour survivre, des films pornographiques, ce qu’est indéniablement L.A. Zombie, avec l’acteur François Sagat. Heureusement pour le réalisateur, des miracles se produisent parfois. C’est le cas en 2013 avec Gerontophilia, l’histoire d’un garçon hétérosexuel de 18 ans qui tombe amoureux d’un homme de 81 ans résidant dans la maison de retraite où il travaille pour l’été. Écrit avec Daniel Allen Cox, interprété par Pier- Gabriel Lajoie, Walter Borden et Katie Boland dans les rôles principaux, ce film, le plus chaste de son auteur, est une merveille de délicatesse et de sensibilité et fait regretter que les producteurs se laissent le plus souvent échauder par les thèmes sulfureux que Bruce LaBruce choisit d’aborder.
“J’ai toujours apprécié les tapins, ce sont de fabuleux vecteurs de démocratisation sexuelle.”
Peu avant de tourner Gerontophilia, il a mis en scène Pierrot lunaire au théâtre Hebbel am Ufer, à Berlin, confiant ce monodrame lyrique atonal de Schoenberg à un homme transgenre. Ce projet a donné lieu à une adaptation cinématographique visuellement stupéfiante, évoquant autant l’expressionnisme allemand que le Cocteau d’Orphée et du Sang d’un poète, et présentée au Festival de Berlin.
The Misandrists, sa dernière comédie en date, distribuée aux États-Unis dans plus de trente salles, un chiffre plus qu’estimable pour un film indépendant, met en scène des féministes séparatistes qui lancent une révolution lesbienne et confirme que, si Bruce LaBruce est resté fidèle à ses engagements de jeunesse, il continue de se méfier de tous les idéalismes : “Le rejet des hommes transsexuels par les féministes séparatistes est proprement inacceptable. Et, si je soutiens sans réserve le mouvement #MeToo et condamne les violeurs et prédateurs sexuels, je n’oublie jamais que le sexe n’est pas cette fiction censée nous nourrir et nous épanouir, mais est traversé par une violence, une volonté de détruire et de dégrader l’objet sexuel qui explique que l’on puisse être masochiste même quand on est femme et féministe.”
Reste que dans sa série photo pour Numéro Homme, Bruce LaBruce n’a pas choisi de mettre en scène des lesbiennes terroristes, comme dans son Give Peace of Ass a Chance, où il pastiche John Lennon, ni des zombies ramenant leurs proies à la vie par la grâce de la pénétration abdominale, mais des hustlers, ou plutôt des mannequins photographiés comme tels, offerts à la concupiscence urbaine. “J’ai toujours apprécié les tapins, ce sont de fabuleux vecteurs de démocratisation sexuelle. Peu importe qu’ils justifient leurs propres pulsions homosexuelles en prétendant qu’ils font cela pour l’argent, le fait est qu’ils acceptent d’avoir des rapports sexuels avec des hommes de tous styles, âges et races, et cela est éminemment louable. J’en connais qui se voient littéralement comme des guérisseurs ; quant aux autres, qui n’en ont peut-être pas conscience, ils ont également une fonction thérapeutique. La plupart d’entre eux, surtout ceux qui opèrent dans la rue – bien que ce soit, hélas, de plus en plus rare –, ont de surcroît un grand sens du style, car il faut bien attirer le chaland! C’est pourquoi autrefois ils s’habillaient de blanc : afin d’être vus de loin. Franchement, comment ne pas aimer de tels garçons ?”