Son allure de Jésus-Christ superstar occupe les écrans et les scènes depuis presque un quart de siècle, ce qui n’empêche pas Jared Leto de ressembler à un éternel post-adolescent en quête de sensations fortes – à bien y réfléchir, l’existence hors norme qu’il mène doit probablement l’y aider. Alors que la plupart des êtres humains, et même des artistes, se contentent de vivre une seule vie, lui les cumule. Acteur et chanteur, rien n’arrête ce garçon en permanence sur le fil, pour qui tout a commencé très tôt, trimballé, durant les années 70, dans les communautés hippies que fréquentait sa mère. S’il n’entre pas dans les détails intimes d’une période qui fut aussi difficile – à 8 ans, celui qui n’a jamais connu son père biologique avait déjà vécu dans quatre États différents et enduré une certaine pauvreté –, Leto nous parle avec joie de son exposition précoce à la créativité. “Enfant, j’ai grandi dans un environnement artistique. Je dirais même que j’ai été élevé par des artistes. Depuis, l’art est comme un mouvement perpétuel en moi. J’ai tout de suite compris qu’il pouvait être un choix de vie, qu’il était possible de transformer ses rêves en métier, d’en faire une carrière. Tous les gens que je fréquentais faisaient de l’art par amour de l’art. Personne n’était riche ou célèbre, et leur but n’était certainement pas de se montrer au public. Ils étaient mus par leur passion. L’art, c’était comme une pulsion.”
“J’ai toujours été intéressé par l’idée du non-conventionnel. J’ai su très jeune que je ne voudrais jamais travailler dans un bureau, de 9 heures à 17 heures chaque jour. J’ai revendiqué le fait de ne pas vouloir m’ennuyer en travaillant.”
Quand le jour de gloire est arrivé pour Jared Leto, Oscar du meilleur second rôle en 2014 pour son interprétation de femme transgenre séropositive dans Dallas Buyers Club, l’homme aux yeux bleus perçants a d’abord remercié sa mère, devant le Tout-Hollywood ému aux larmes : “En 1971 à Bossier City, Louisiane, une adolescente était enceinte de son deuxième enfant. Mère célibataire, elle venait de quitter le lycée, mais elle a réussi à rendre sa vie et celle de ses enfants meilleures. Elle a encouragé ses gamins à devenir créatifs, à travailler beaucoup et à viser des choses hors du commun. Cette fille, c’est ma mère, et elle est là ce soir. Je voudrais juste te dire que je t’aime, maman. Merci de m’avoir appris à rêver.” Rêver, c’était d’abord refuser l’ennui des vies réglées par des horaires et une géographie fixes. Il faut dire que peu de petits Américains de son âge ont ainsi pu passer plusieurs mois à Port-au-Prince, en Haïti, où sa famille avait posé ses valises. Il y est retourné pour la première fois en 2011, un an après le tremblement de terre dévastateur qui a frappé le pays (il a levé des fonds pour venir en aide à la population), et a retrouvé des odeurs d’enfance. Jared Leto n’a jamais renoncé à ce qui s’est imprégné
en lui durant ses premières années. “J’ai toujours été intéressé par l’idée du non-conventionnel. J’ai su très jeune que je ne voudrais jamais travailler dans un bureau, de 9 heures à 17 heures chaque jour. J’ai revendiqué le fait de ne pas vouloir m’ennuyer en travaillant. Quand je parlais de mes projets d’avenir à ma mère, je n’ai jamais évoqué le fait de devenir un employé... Bien sûr, la vie nous force parfois à faire des choses que l’on n’a pas envie de faire, mais c’est compris dans le package ! Moi, j’ai la chance depuis longtemps de pouvoir explorer ma créativité.”
Les premiers contacts de Jared Leto avec la musique ont eu lieu avant son adolescence mouvementée – il a expliqué n’avoir pas toujours évité les mauvaises fréquentations –, dans une atmosphère d’improvisation permanente. “À la maison, on en écoutait tout le temps et il y avait toujours une guitare qui traînait. Mon frère a commencé la batterie quand il avait 4 ou 5 ans. La musique était donc présente en fond sonore, et elle a pris progressivement de plus en plus de place dans ma vie. Je dirais que j’ai commencé avant même d’être comédien, ne serait-ce que parce que j’y ai été davantage exposé. Quand j’étais enfant, je n’ai jamais pensé devenir acteur, ça ne me traversait même pas l’esprit. Quand je me suis décidé à faire de vraies études, je suis allé dans une école d’art pour apprendre la photographie et le cinéma qui me passionnaient autant que la musique, mais je ne m’intéressais pas au fait de me produire devant une caméra.”
À la School of Visual Arts de New York, Leto écrit et réalise son premier court-métrage, Crying Joy.Une expérience décisive qui le pousse à prendre la tangente direction la Californie et Hollywood, au début des années 90, avec une seule idée en tête : devenir réalisateur, même si le destin allait en décider autrement... “À Los Angeles, je suis devenu comédien parce que je pensais que cela m’aiderait à obtenir du boulot en tant que réalisateur, ce qui est assez drôle quand on y pense ! J’ai toujours été attiré par ce milieu. À la fac, ils proposaient des cours de comédie et j’allais y assister en spectateur, pour essayer de comprendre les acteurs et les actrices. Je ne m’imaginais pas encore à leur place, mais je les trouvais courageux et intéressants.”
“De mes premières années dans ce milieu, je me rappelle de beaucoup de doutes et de peurs. Ces choses-là peuvent revenir de temps en temps, ce sont des sensations universelles. Je travaillais énormément, je m’engageais à fond et avec passion. J’étais un garçon têtu.”
Après quelques apparitions mineures, Jared Leto obtient un premier rôle dans une belle série dont on lui parle encore aujourd’hui – et au sujet de laquelle il préfère rester silencieux –, My So-Called Life (Angela, 15 ans en VF), un récit émouvant et sensible d’amours adolescentes qui n’a duré qu’une saison de dix-neuf épisodes, entre 1994 et 1995. Il y interprétait le petit ami de Claire Danes, Jordan Catalano, qui, au départ, ne devait apparaître que dans le premier épisode. Mais le jeu de Leto, tout en impulsivité et
en intensité, collait idéalement à l’esprit de la série de Winnie Holzman, que la plupart des spécialistes évoquent encore actuellement comme l’une des plus justes sur cet âge délicat de la vie. Grâce à ce rôle, Leto a vu les portes du cinéma s’ouvrir. Son premier film, Le Patchwork de la vie (1995), de Jocelyn Moorhouse, le voit côtoyer Winona Ryder, Anne Bancroft et Ellen Burstyn. Mais il se souvient d’autre chose. “Ce premier film, c’était à la fois un moment spécial et difficile. De mes premières années dans ce milieu, je me rappelle de beaucoup de doutes et de peurs. Ces choses-là peuvent revenir de temps en temps, ce sont des sensations universelles. Je travaillais énormément, je m’engageais à fond et avec passion. J’étais un garçon têtu. D’une certaine manière, cette industrie m’allait bien parce qu’elle était intéressante. Quand, en tant qu’acteur, on décidait de jouer dans un film indépendant, c’était un motif de fierté. Rester à distance d’un certain style majoritaire était également un motif de fierté. On pouvait vivre comme ça et construire une carrière. Je pense que c’est beaucoup plus difficile aujourd’hui, car peu de films sont produits de manière indépendante. Pas mal de séries, en revanche, occupent cette place symbolique. Il y a aussi plus de contenu et donc davantage d’opportunités pour chacun... mais aussi plus de gens sur terre. Tout cela va s’annuler, je pense.”
En quelques années, au tournant du siècle dernier, Jared Leto a croisé la route de quelques-uns des plus grands réalisateurs américains – Terrence Malick (La Ligne rouge, 1998), Darren Aronofsky (Requiem for a Dream, 2000) et David Fincher (Fight Club, 1999, Panic Room, 2002). Des rôles qui lui façonnent un profil d’aventurier, par le biais de personnages en proie à des expériences extrêmes. Leto a passé un certain nombre d’heures devant les caméras à souffrir, comme chez Fincher, où son visage subissait des coups répétés jusqu’à devenir méconnaissable, ou chez Aronofsky, dans la peau d’un junkie fragile. Cet attrait pour les limites a toujours semblé naturel à celui qui, dès le départ, a envisagé le cinéma comme une performance rock. “Il y a vraiment eu des moments excitants, comme la fin des années 90 et le début des années 2000. À ce moment-là, le cinéma offrait beaucoup d’opportunités. J’ai eu l’occasion de passer d’un projet à l’autre avec une certaine souplesse. Maintenant je vois les choses différemment parce que je laisse passer beaucoup de temps entre deux projets. Mais je suis fier d’avoir participé à ces films.” Fier, mais pas forcément comblé.
“Sur le tournage de Blade Runner 2049, Jared est entré dans la pièce et il ne voyait rien, comme son personnage. Il marchait avec l’aide d’un assistant, très lentement. On aurait dit Jésus pénètrant dans un temple. Tout le monde s’est tu. C’était si puissant que j’ai été ému aux larmes. Et c’était juste le jour des tests de caméra!” Denis Villeneuve
Quand on creuse un peu, il n’est pas difficile de comprendre que le bonheur de Jared Leto ne peut être complet sans son autre activité, qu’il exerce en pro depuis deux décennies : chanteur et guitariste dans le groupe qu’il forme avec son frère Shannon, Thirty Seconds To Mars. “Jouer la comédie et faire de la musique, c’est un voyage simultané”, explique-t-il. Et cela n’a jamais cessé de l’être depuis que le groupe a été signé en 1998. “Nous faisions de la musique et des démos depuis plusieurs années. Il nous a fallu du temps pour obtenir un contrat. On a rencontré beaucoup de gens. Nous avons réalisé notre premier album en trois ans, il est sorti en 2002. Thirty Seconds To Mars a 20 ans, mais l’énergie est là, car mon frère et moi n’avons jamais hésité à balancer notre passé à la poubelle pour explorer de nouveaux territoires. C’est notre façon de garder de la fraîcheur.” Le groupe a sorti cinq albums, subi l’année dernière le départ de l’un de ses membres historiques, Tomo Milicevic, mais s’impose depuis longtemps comme l’un des piliers
du rock américain à gros son lyrique, dont la base de fans ne se tarit jamais. Thirty Seconds To Mars est connu pour ses tournées monstres, qui passent régulièrement par l’Europe et la France. “Notre public à travers le monde est incroyable, passionné et loyal. Nous avons beaucoup de chance. Il n’y a pas si longtemps, nous faisions escale à Bercy devant 15 000 personnes, et c’était intense. Une soirée fantastique et inoubliable, tant l’énergie du public était renversante. Nous sommes pleins d’amour pour la France. Thirty Seconds To Mars a joué dans plusieurs métropoles en dehors de Paris, comme Lille et Lyon. Du nord au sud, nous avons traversé 25 villes différentes, je crois.”
Thirty Seconds To Mars s’impose comme la plus précieuse création de Jared Leto, et il ne laissera jamais personne l’en défaire. Autant de travail ne peut jamais être apprivoisé par une entité extérieure. En 2012, Leto a réalisé le documentaire Artifact (désormais disponible sur Netflix). Lors des premiers mois du tournage, en 2008, il s’agissait de suivre la conception d’un nouvel album du groupe. Mais, très vite, il a été question du procès intenté par la maison de disques EMI. La compagnie demandait 30 millions de dollars à Thirty Seconds To Mars au motif qu’un album lui était dû. Alors même que le succès était là, Leto et son frère se retrouvaient comme tenus en laisse. Les intéressés ont saisi l’occasion pour renverser la dynamique du pouvoir entre artistes et labels, sortant This Is War et les albums suivants selon leurs propres règles, dans une industrie numérique en pleine mutation. Le modèle fonctionne encore aujourd’hui : “Nous avons l’occasion de toucher des gens partout dans le monde sans personne pour nous barrer la route. Nos luttes nous ont donné une grande liberté. Nous ne serions jamais allés là où nous sommes si les canaux de diffusion ne s’étaient pas libérés. Cela a changé nos vies et la vie du groupe.”
Certains prétendent que pour préparer Requiem for a Dream, Jared Leto a vécu quelque temps dans la rue et a abandonné le sexe pendant deux mois afin de ressembler à un véritable héroïnomane.
Désormais, Leto tourne assez peu au cinéma, par manque de disponibilité, selon lui. “Au cours de ces dix dernières années, j’ai dû faire trois ou quatre films. Nous sommes si occupés à tourner et à enregistrer que j’ai du mal à trouver du temps. Mais, quand les projets me stimulent, j’aime toujours jouer. En ce moment, par exemple, je prépare Morbius, qui est l’adaptation d’un comic book des années 70. Le personnage est apparu chez Marvel dans l’univers de Spider-Man avant que ses propres histoires ne soient développées. C’est une créature fascinante, née avec une maladie du sang très rare. En essayant de se donner la mort, elle a conquis des super-pouvoirs et est devenue un vampire étrange. Je ne dirais pas que c’est quelque chose de sympa de jouer des personnages torturés, tourmentés, mais cela m’attire. C’est intéressant d’explorer et de faire face aux drames intérieurs. Le drame, je le recherche.” Voilà qui est dit. Même s’il se fait rare sur les grands écrans, Jared Leto espère y mettre la même intensité que celle dont il a fait preuve à ses débuts. Sa réputation est à ce prix, celle d’un acteur qui ne supporte pas d’arriver sur un plateau autrement que dans la peau de son personnage, sans distance ou presque. Une technique, celle de l’Actors Studio, utilisée à Hollywood depuis des décennies – Marlon Brando reste le plus célèbre des comédiens respectant cette “méthode”.
Quand on lui pose la question, l’intéressé est peu disert, voire fermé. “Je ne sais pas si je suis un acteur de méthode. En toute honnêteté, je me fiche de ce que disent les gens. Je me contente de travailler le plus dur possible et de m’engager à fond. Ma technique peut changer d’un film à l’autre parce que j’ai besoin de nouveaux outils à chaque fois. J’aime le moment de la préparation, je l’admets, c’est même celui que je préfère. Je me souviens de Requiem for a Dream comme d’un temps fort. Au cours de ma carrière, il m’est arrivé de prendre 30 kilos pour un rôle, et de perdre des tonnes de poids... Récemment, Blade Runner 2049 était intéressant parce que pour un rôle d’aveugle, j’ai eu l’occasion de travailler avec une personne non voyante afin de comprendre ce qu’elle vivait. Je suis nul pour les anecdotes, désolé.” Certains prétendent que pour préparer Requiem for a Dream, Jared Leto a vécu quelque temps dans la rue et a abandonné le sexe pendant deux mois afin de ressembler à un véritable héroïnomane. Denis Villeneuve, le réalisateur de Blade Runner 2049, a raconté il y a quelques années au Wall Street Journal sa stupéfaction en voyant un jour Leto débarquer pendant la préparation du film. “Il est entré dans la pièce et il ne voyait rien, comme son personnage. Il marchait avec l’aide d’un assistant, très lentement. On aurait dit Jésus pénètrant dans un temple. Tout le monde s’est tu. C’était si puissant que j’ai été ému aux larmes. Et c’était juste le jour des tests de caméra!”
Dans le temps libre qui lui reste, Leto a trouvé un nouveau partenaire de jeu, la marque Gucci : il est devenu, avec Lana Del Rey, l’égérie du parfum Gucci Guilty. “Bosser avec Gucci est une expérience forte pour moi. J’apprécie particulièrement la créativité de cette maison. J’ai rencontré Alessandro Michele à Los Angeles il y a deux ans et on s’est tout de suite bien entendus. L’un et l’autre, nous apprécions profondément les aspects créatifs de la vie, et notre métier ! Le boulot, c’est notre vie. Nous sommes devenus amis et nous avons fini par travailler ensemble. C’était un processus très naturel. Nous aimons tous les deux prendre des risques.” L’avenir dira si Jared Leto poursuit avec la même intensité sa carrière à plusieurs dimensions. Il ne se dit pas contre l’idée de revenir à la télévision, devenue si désirable depuis quelques années – il cite House of Cards et Ozark comme des séries passionnantes. “Mais il faudra vraiment un projet exceptionnel pour que je puisse m’engager.”
Une chose est sûre, Leto ne renoncera pas à son exigence : celle qui lui dicte de profiter à fond du moment singulier que nous traversons dans l’histoire de l’art et de l’entertainment. “C’est une période géniale pour ceux qui consomment des contenus et une période fascinante pour ceux qui les créent. Les artistes peuvent aujourd’hui fabriquer et distribuer des œuvres de la façon la plus rapide et la moins coûteuse qui soit. Nous sommes au milieu d’une révolution. Le portable a presque tout changé, la prolifération des plateformes de streaming nous donne la possibilité de faire ce qu’on veut quand on veut, et d’exiger une meilleure qualité de ce que nous regardons et lisons. L’artiste en moi est comblé, le spectateur en moi est comblé. J’aime que tout se passe aussi vite. Jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’avons autant lu, écouté et regardé des œuvres d’art. Ce n’est pas rien.”