Physique lambda et charme de boy next door, le discret Tahar Rahim n’est pas de ceux qui trustent les tapis rouges ni la presse à scandale. Ni même vraiment, dit-on, les soirées promotionnelles où d’autres viennent volontiers gratter un téléphone portable, une montre ou quelques minutes d’attention médiatique. Mal à l’aise avec son image ? “Disons que je préfère travailler et être sur les plateaux. C’est là qu’on crée.” Couvert par son parfait anonymat, le comédien goûte dans son quartier, près de la place de la République, une paix royale. Sur une terrasse parfaitement ombragée, à l’abri du soleil de plomb, le comédien n’enlèvera pourtant pas ses lunettes de soleil durant toute l’heure que durera l’entretien, empêchant tout échange de regards ou tout échange simplement humain, répondant aux questions avec une pertinence et un sérieux qui confirment sa réputation d’acteur studieux, appelant un chat un chat, sans détour, frôlant parfois la vérité, la tautologie ennuyeuse, ou le clash…
“Jouer, c’est grossir un trait de caractère que l’on porte en soi. Il ne faut simplement pas trop l’exagérer, pour conserver son naturel. La composition à 100% n’existe pas, sinon on est schizophrène.”
On pourrait dire que tout a commencé pour lui par une authentique distinction. Dès son premier long-métrage, Un prophète de Jacques Audiard, en 2009, Tahar Rahim se voit décerner le César du meilleur acteur et celui du meilleur espoir masculin. Double récompense inédite. Mis en scène par un réalisateur d’une intelligence moindre, son personnage de jeune taulard d’origine maghrébine aurait pu se révéler un piège, voire un stigmate, le condamnant aux rôles de petites frappes ou aux fresques sociales sur la complexe intégration des minorités. Le jeune homme ne s’était d’ailleurs publiquement illustré, auparavant, que dans quelques épisodes de la série de Canal + La Commune, chronique de la vie d’une banlieue difficile. Mais loin de se livrer à une banale dénonciation du système carcéral, dont chacun sait bien qu’il sert de catalyseur au crime, Audiard s’attache à la façon dont le personnage de Malik El Djebena, confronté à une question de vie ou de mort, développe ses propres capacités et s’invente un destin. Un parcours intérieur, voire spirituel, qui permet à un garçon sans attaches, sans croyance, presque dénué d’identité, de s’affirmer, de se trouver une famille (fût-elle hors la loi), et de renouer paradoxalement avec sa communauté. Sans caméra tremblotante ni autres figures de style grossières, le film est marqué par une tension extrême, une façon de déployer le texte en corps et en actions, qui contraste avec les habitudes bavardes du cinéma français. Tahar Rahim, révélé par la caméra, y rayonne d’un charisme presque candide qui donne vie et chair à son personnage de jeune agneau jeté en pâture aux grands loups de la prison centrale. Une présence physique de chaque instant, tangible et nerveuse, suggérant une intériorité sans jamais la surjouer, qui lui vaudra d’être comparé, déjà, à Al Pacino. Impatient, cash et direct, le comédien enthousiaste explique du tac au tac : “Les personnages d’Audiard sont toujours en action : je prends ça, je donne ça. C’est en cela qu’il est un héritier de l’école du scénario américain. Un prophète est un film très documenté, par exemple, cela aussi est très américain. Mais le cadre de la prison permet surtout aux personnages d’évoluer. Il fournit également un élément de genre, qui, d’une certaine façon, le rend plus accessible au public.”
Quatre ans avant d’incarner un prophète à contre-courant, Tahar Rahim, étudiant en cinéma, jouait son propre rôle dans un obscur docu-fiction intitulé, justement, Tahar l’étudiant. Ou les difficultés d’un apprenti sociologue fictif confronté à la précarité, sans aide possible de sa famille pauvre. Dans ce moyen-métrage, le très jeune comédien charme la caméra sans effort apparent, brillant d’une grâce contradictoire, tout en cheveux longs indomptables et peau à problèmes. Alors qu’il improvise, dans un ping-pong vivace avec des étudiants réels, des soucis de partiels de sociologie et autres doutes profonds quant à son avenir, sa candeur et son naturel emportent tout dans un même mouvement, dans une forme de transparence troublante. Au fil du temps et des films, l’impression déroutante de jeu sans jeu demeurera. Au fil des personnages, se dessinera ainsi une sorte de catalogue de multiples de Tahar Rahim. “Aucun n’est moi, mais chacun incarne une personne que j’aurais pu être, si j’avais été confronté à la même situation, poursuit-il. Jouer, c’est grossir un trait de caractère que l’on porte en soi. Il ne faut simplement pas trop l’exagérer, pour conserver son naturel. La composition à 100 % n’existe pas, sinon on est schizophrène. C’est un dévoilement que j’assume. La psychanalyse nous apprend à faire face à ce qu’on est, mais jouer la comédie comporte également une part importante d’introspection.”
Dans le sillage du Prophète, son introspection est une corde raide qu’il déroule à travers plusieurs rôles sombres et tendus. Avant de s’illustrer dans Grand Central, drame passionnel sur fond de danger radioactif, Rahim plonge la tête la première dans les eaux troubles de deux drames psychologiques étouffants : Le Passé d’Asghar Farhadi, et À perdre la raison du Belge Joachim Lafosse. Dans le premier, il incarne Samir, patron d’un pressing, qui a trouvé dans les bras de Bérénice Bejo, alias Marie, pharmacienne de son état, une consolation au drame qui le hante : sa femme dépressive survit dans un coma végétatif à l’hôpital depuis une tentative de suicide. Dans cette réalité banlieusarde des plus moroses, Tahar Rahim répond tout en retenue aux crises d’hystérie de sa partenaire. Le corps comme crispé et ralenti, le regard moins vif, le comédien montre là une nouvelle facette, inattendue, de ses potentialités. “J’ai vraiment du mal à me regarder dans ce film : ce poids sur les épaules, cette résignation, il fallait toujours tout contenir. Mais j’aime ce genre de scénario qui m’oblige à réfléchir. J’ai besoin de disséquer mes personnages avant de les jouer, d’avoir les réponses en amont. Dans Le Passé, par exemple, Samir et Marie sont tombés amoureux par défaut, pour soigner leur chagrin. C’est pour cette raison que leur couple ne fonctionne pas.” Plus radical, À perdre la raison s’inspire d’un fait divers tragique : l’affaire Geneviève Lhermitte, mère infanticide qui, en 2007, à Nivelles, a égorgé ses cinq enfants âgés de 3 à 14 ans. Tahar Rahim y campe Mounir, jeune marié qui cède à la manipulation du docteur Pinget, figure paternelle invasive et perverse, qui lui a permis de quitter le Maroc pour gagner la Belgique. Piégé par la dette symbolique qu’il a contractée, et par le confort matériel offert par Pinget, qui héberge le couple et leurs enfants sous son toit, Mounir laisse peu à peu sa femme sombrer dans la dépression et l’isolement, jusqu’à l’issue fatale…
“Mes rôles, je les prends comme un sport. Je me bats contre moi-même à chaque fois, il faut que je gagne sur le ring. J’ai envie de me lancer des défis. Ça me fait kiffer, même si parfois c’est douloureux.”
S’écartant du politiquement correct et de la jolie pensée de gauche, le film explore la question de la différence culturelle et souligne, en filigrane, le machisme de Mounir, nourri par le mépris visible du docteur pour le genre féminin. De cette promiscuité masculine, surgit bientôt, pour l’entourage, la question de l’homosexualité. C’est évidemment cette idée que rejette vigoureusement Mounir en accablant sa femme de reproches de plus en plus secs. Un homme qui aimerait trop les hommes pour pouvoir aimer les femmes ? Voilà une facette que Tahar Rahim n’a pas encore explorée – du moins, pas à l’écran. Mais c’est une autre question, celle de ses origines, qui fera sortir l’acteur de sa distance indifférente pour révéler un visage franchement irrité. Le dialogue se tend, la machine stoppe. Le malaise s’installe. Question : “Hésitez-vous avant d’accepter un rôle de personnage maghrébin, avez-vous le sentiment d’engager alors l’image d’une communauté, et pas seulement la vôtre ?” Réponse : “Moi, je m’en fous. C’est le film qui choisit. Je n’ai pas joué que des rôles d’Arabes. Beaucoup de mes personnages ne le sont pas.” Question : “Le fait d’ignorer cette problématique ne lui donne-t-elle pas plus d’acuité ?” Réponse : “C’est justement pour ça que je ne réponds plus aux questions des journalistes à ce sujet. Là, je le fais pour vous, mais normalement, je ne le fais pas. On est des acteurs, c’est tout.” Fin de la discussion.
Tahar Rahim, Français d’origine algérienne né en 1981 à Belfort, est ainsi l’artisan de sa propre “déterritorialisation”, empruntant de film en film les langues d’ici et d’ailleurs, jusqu’au gaélique ancien dans L’Aigle de la neuvième légion de Kevin Macdonald. Surfant sur les identités les plus diverses, prince arabe chez Jean-Jacques Annaud, immigré brésilien dans Samba (la prochaine comédie des réalisateurs d’Intouchables), prolétaire français dans le regard du Chinois Lou Ye (Love and Bruises, 2011), l’acteur semble animé d’une peur panique de se voir cantonné à un type de personnage unique… Et c’est justement là que son physique qui ne déclenche pas les passions des midinettes ou celles des grandes marques en quête d’égérie virile se révèle un atout maître. Ni ultra-parisien ni provincial, ni franco-français ni très typé, Tahar Rahim extrait de sa propre substance une plasticité qui lui permet d’explorer tous les territoires du cinéma, du drame le plus noir à la comédie, en passant par le film de cape et d’épée (Or noir de Jean-Jacques Annaud). Avec l’énergie d’un sportif de haut niveau qui se confronte avant tout à ses propres records, Tahar Rahim joue à se faire peur. “Je le prends comme un sport, oui, c’est vrai. Je me bats contre moi-même à chaque fois, il faut que je gagne sur le ring. J’ai envie de me lancer des défis. Franchement ça me fait kiffer, parfois c’est douloureux parce que travailler à atteindre ses objectifs est douloureux. Mais je ne suis pas capable de me répéter. Et dès lors que ma définition de la comédie c’est de prendre des risques, je suis forcément ouvert sur l’international.” Parallèlement à The Cut, de l’Allemand Fatih Akin, tourné entre Cuba, le Canada, la Jordanie et Malte, c’est surtout sur les eaux douces de la comédie grand public que l’ont entraîné, récemment, ses envies d’ailleurs, avec Samba, mais aussi avec Le Père Noël d’Alexandre Coffre. “C’est un buddy movie comme je les aime : deux personnages se rencontrent et se font évoluer mutuellement, puis ils se quittent. Là, il s’agit d’un adulte et d’un enfant, mais en vérité c’est la rencontre de deux enfants. Je joue un cambrioleur, et le petit croit qu’il est le père Noël. Ils partent dans un road trip sur les toits parisiens. Une espèce de relation père-fils s’établit. L’adulte lui apprend à devenir plus autonome, l’enfant lui apprend à devenir adulte.” Cette composante proprement enfantine du jeu, Rahim la revendique, appelant à ne pas bouder son amour des Goonies et des Gremlins, de toute la culture du blockbuster américain “funky à souhait. Les acteurs qui disent ne pas aimer les gros films sont des hypocrites. On a tous été bercés par ça. J’ai adoré me retrouver dans le désert à chevaucher, sabre à la main, dans le film de Jean-Jacques Annaud.” Fière et docile monture, le cheval emporterait-il la préférence du comédien sur cette partenaire de jeu autrement moins domptable qu’est la femme ? Lorsqu’on évoque les longues scènes de sexe brutales qui émaillent Love and Bruises, le sourcil se fronce derrière les lunettes de soleil. “La question de l’intimité physique et sexuelle, j’y ai répondu à l’époque de Grand Central, donc si on pouvait juste parler d’autre chose, ce serait bien.” Certains jeux ne conviennent apparemment pas aux grands enfants de plus de 30 ans.
Le Prix du Succès de Teddy Lussi-Modeste, le 30 août 2017.
Le Prix du Succès de Teddy Lussi-Modeste