Numéro : Êtes-vous plutôt quelqu’un d’heureux ou de triste ?
Bret Easton Ellis : J’ai toujours été davantage porté à la mélancolie, tout en étant quelqu’un d’assez optimiste. Je pense qu’il faut être en partie optimiste pour écrire de la fiction. Vous pouvez vous sentir triste face à l’état du monde, mais rédiger de la fiction, cela relève de l’action, et non de la passivité. En écrivant, vous agissez, et pour agir, il faut être... je ne sais pas si “heureux” serait le terme adéquat – et je ne crois pas, d’ailleurs, que le monde se divise entre ceux qui sont “heureux” d’une part et “tristes” de l’autre – mais en tout cas je ne dirais pas que je suis quelqu’un de triste. D’un autre côté, puis-je vraiment affirmer que le fait d’être humain constitue une expérience heureuse ? Je ne sais pas.
L’écriture peut-elle aider ? Est-elle un moyen d’accéder au bonheur ?
Oui, parce qu’elle vous permet de sortir de vous-même : vous accomplissez quelque chose, vous créez quelque chose, et vous oubliez le monde qui vous entoure. J’ai aussi un sentiment d’accomplissement lorsque j’ai fini d’écrire, même si c’est pour mon blog, ou si j’ai simplement répondu à une quinzaine d’e-mails. Par conséquent, toute la journée, j’écris, et pour moi c’est une nécessité. Cela m’aide à me stabiliser, à me fixer.
“Lorsque le livre est enfin publié, vous le détestez franchement. Et là, c’est le moment où il faut aller assurer sa promotion à l’extérieur.”
Lorsque vous écrivez un roman, à quel moment éprouvez-vous ce sentiment d’accomplissement ? Lorsque vous avez rédigé la dernière phrase ou lorsque l’ouvrage devient un best-seller ?
En général, il me faut énormément de temps pour finir un roman, et je crois d’ailleurs que je n’en consacrerai jamais plus autant à un ouvrage. Il m’est arrivé de passer huit ans sur un livre, ce que je ne referai à aucun prix. Si j’écris un autre roman un jour, je le ferai très vite, et en y prenant plaisir, sans trop réfléchir. J’ai travaillé deux ans sur la première partie de Glamorama. Et lorsque j’en suis arrivé à bout, je me suis dit : “Voilà, c’est super.” Des gens ont pensé que j’aurais dû m’en tenir là, mais j’ai décidé d’écrire les cinq autres parties du livre. L’accomplissement arrive donc de manière graduelle. Mais, oui, il y a un sentiment d’accomplissement majeur lorsque vous écrivez la dernière phrase. Je me souviens avec précision d’un ou deux de ces instants où j’ai mis le point final. De façon très nette pour Glamorama par exemple. Quand j’ai terminé ce livre – que j’avais mis huit ans à écrire – j’étais seul dans mon appartement, avec toutes mes notes éparpillées autour de moi. Je rayais des passages, puis je réécrivais une ou deux phrases, et je regardais la pendule parce que je devais retrouver des amis pour dîner à 19 h 30. Et là, je tape : “Le futur est cette montagne”, et tout à coup je prends conscience que ça y est, j’ai fini
le livre ! C’est à ce moment-là que j’ai senti passer sur moi, comme une vague, le sentiment d’une libération.
“Mon boyfriend est persuadé que je suis riche, mais il ne connaît pas ma situation fiscale, et il ne se rend pas compte qu’en réalité tout ça est un gigantesque merdier.”
Après avoir fini l’écriture d’un livre qui vous a pris autant de temps, êtes-vous sujet au baby-blues ?
C’est une très bonne question. À vrai dire, non, je n’ai jamais eu de syndrome de dépression post-partum. En revanche, ce qui se passe entre la fin de l’écriture du livre et sa publication – et c’était le cas cette fois-là – c’est que vous passez tout ça en revue un nombre incalculable de fois, avec votre éditeur, avec le correcteur... et qu’à la fin, vous ne pouvez plus le voir en peinture. Lorsqu’il est enfin publié, vous le détestez franchement. Et là, c’est le moment où il faut aller assurer sa promotion à l’extérieur. C’est une situation très étrange.
Quelle attention prêtez-vous aux critiques et aux chiffres de vente ?
Très honnêtement, je ne m’intéresse pas au nombre de livres vendus – j’en suis parfois informé, mais je ne pose jamais la question –, parce que je sais que ce n’est pas quelque chose que je peux maîtriser. Je ne peux pas non plus contrôler ce que vont dire les critiques littéraires, vous me direz, mais je me suis accoutumé aux mauvaises reviews, parce qu’au moment de la publication de Moins que zéro, mon premier roman, certaines d’entre elles avaient été particulièrement sanglantes. Nombre de chroniqueurs se sont offusqués qu’une maison d’édition puisse laisser un adolescent toxicomane publier ainsi son journal intime. Ils pensaient que l’édition américaine avait une nouvelle fois touché le fond. Par conséquent, je me suis habitué très tôt aux critiques assassines. Par la suite, bien entendu, la réception d’American Psycho a été abominable aux États-Unis et, là encore, on s’en est pris à l’éditeur. Je continue de les lire, mais je m’y intéresse moins aujourd’hui.
“La toute première étape d’un roman, c’est en général une sensation de confusion ou de douleur.”
Comment faire pour s’enrichir lorsqu’on est écrivain ? Combien de livres faut-il vendre pour devenir millionnaire ?
La plupart de mes romans ne m’ont rien rapporté, en ce sens qu’ils n’ont pas suffi à rembourser l’avance sur droits d’auteur. On ne gagne pas un million de dollars en étant écrivain, c’est pour ça que je suis parti vivre à Hollywood où il est au moins possible de se faire rémunérer en signant des pilotes télé ou des scénarios. Je suis parvenu à survivre en tant qu’écrivain, mais en ayant toujours cette angoisse liée à l’argent, et en faisant des grands écarts d’un chèque à l’autre. Donc riche, non, on ne peut pas dire. Lorsque je me plains de ces problèmes d’argent à mon boyfriend, qui est un millennial doublé d’un démocrate tendance socialiste – en fait, je crois qu’il est communiste ! – et que je lui demande : “Qu’est-ce qu’on va faire l’année prochaine ? Comment je vais payer le crédit immobilier ?”, ça l’écœure. Il est persuadé que je suis riche, mais il ne connaît pas ma situation fiscale, et il ne se rend pas compte qu’en réalité tout ça est un gigantesque merdier.
Les adaptations de vos romans au cinéma – American Psycho, par exemple – ne vous assurent-elles pas quelques gros chèques ?
Pour ce projet en particulier, la société de production a mis une option sur le livre pour en contrôler les droits. Elle a renouvelé cette option annuellement, et donc, pendant quelques années, on a continué de me verser des rémunérations. Ensuite, bien entendu, lorsque les droits pour l’adaptation cinématographique sont achetés, oui, vous touchez pas mal d’argent. Mais bon, American Psycho n’ayant pas été un best-seller, les gens ne se sont jamais bousculés au portillon pour l’adapter. Une seule société de production s’y est intéressée, et j’ai donc dû accepter cette offre qui, croyez-moi, était loin d’être mirobolante.
“En définitive, je pense que j’avais très peur d’avouer à quel point American Psycho parlait de moi.”
Une fois que vous avez cédé les droits du livre, dans quelle mesure pouvez-vous intervenir sur son adaptation au cinéma ?
Ça dépend de la société de production, et ça dépend de l’auteur. Pour Cinquante nuances de Grey, par exemple, E.L. James s’est vu contractuellement accorder la maîtrise totale de la franchise cinématographique tirée de ses romans. Le producteur, Universal Comcast, a dit : “Oui, nous sommes d’accord, parce que nous voulons faire beaucoup d’argent, donc vous pouvez y aller.” Mais les contrats sont différents à chaque fois et, la plupart du temps, je n’ai pas eu voix au chapitre pour les films tirés de mes livres, sauf – dans une certaine mesure – pour Zombies.
Vous avez évoqué votre petit ami en le qualifiant de millennial. La “génération Y” lit-elle encore des livres ?
Peut-être qu’ils en lisent, mais ils n’en écrivent pas. En tout cas, je cherche toujours le grand roman de la génération Y, et je ne le trouve pas. Les millennials sont parmi nous depuis plus d’une décennie, ils ont tous plus ou moins atteint la trentaine, et toujours pas de grand roman à leur actif. Je crois que c’est avant tout parce qu’ils ne lisent pas – mon ami lit très peu, peut- être un ou deux livres par an, mais je sens que ce n’est pas vraiment son truc, contrairement à moi. J’ai grandi à une époque où les romans étaient des objets – j’avais toujours un livre de poche sur moi – et c’est là que je m’informais sur le monde, c’est là que je découvrais d’autres cultures, à travers les romans. Je ne dis pas cela avec un sentiment de supériorité : c’est juste une réalité de notre époque.
En quoi la façon de consommer la littérature a-t-elle changé depuis la publication de votre premier roman, en 1985 ?
Tous les gens que je connais achètent encore des livres à couverture cartonnée, et les ventes de Kindle ou de eBooks ont plafonné, il y a donc une limite au nombre de personnes qui ont envie de découvrir des livres de cette façon-là. Je crois que les lecteurs continuent d’aimer l’objet. Pour ma part, j’aime tenir un livre à la main, regarder un livre, en feuilleter
les pages – de vraies pages, pas des pages numériques. Je crois qu’une partie de la différence tient au fait que les séries ont, pour de nombreuses personnes, remplacé les livres. Je connais des gens qui étaient de gros lecteurs, et qui aujourd’hui ne parlent plus que de miniséries en dix épisodes.
“On m’a posé une question sur le mouvement #MeToo hier, et je l’ai esquivée, car il s’agit ni plus ni moins d’un piège tendu par les journalistes pour vous foutre dans la merde.”
En quoi les réseaux sociaux ont-ils influencé votre façon d’écrire – si toutefois ils ont eu une influence ?
Je ne pense pas qu’ils l’aient influencée. Il me semble que mon style, ma façon d’écrire, la manière dont j’aborde l’écriture me sont venus tous en même temps, et qu’ils étaient gravés dans le marbre bien avant l’apparition des réseaux sociaux. Je veux dire par là, quand j’étais encore adolescent. Pour moi, c’est là que tout s’est joué – et je ne pense pas que mon style était destiné à changer à la faveur des révolutions technologiques ou de quoi que ce soit d’autre de cette nature. J’ai commencé sur une machine à écrire, et je me suis aperçu que le passage à l’ordinateur n’avait pas modifié ma manière d’écrire. Le seul effet, peut-être – et je m’en suis soudainement rendu compte –, c’est que l’utilisation de l’ordinateur a parfois pu me conduire à être trop long.
Quelles sont les différentes étapes dans l’écriture d’un roman ?
La toute première, c’est en général une sensation de confusion ou de douleur. Quand cela arrive, je me pose la question suivante : “Pourquoi suis-je en train de ressentir cela ?” Pour Moins que zéro, c’était le fait de vivre à New York. American Psycho m’est venu suite à la prise de conscience que j’en voulais encore à mon père... Les amours adolescentes, le rapport à la célébrité, toutes ces choses forment en règle générale la base de mes romans. Ensuite, je commence à prendre des notes et à me demander : “S’agit-il vraiment d’un roman ?” Puis un personnage émerge, un narrateur aussi, comme une métaphore des pensées qui m’emplissent la tête, et à partir de là, le reste suit. Je trace les contours, et sur la base de ces contours, j’estime la durée totale, puis je me mets à l’écriture.
Ce narrateur qui émerge est donc fondamentalement un avatar de vous-même ?
Depuis toujours, et pour chacun de mes six romans. D’une façon un peu bizarre, ils constituent en quelque sorte mon autobiographie.
N’avez-vous pas pourtant déclaré que le personnage de Patrick Bateman, dans American Psycho, s’inspirait de votre père abusif ?
D’une certaine manière, c’était lui dans la peau d’un homme d’affaires jeune et branché. Il travaillait dans l’immobilier, et il n’était pas heureux. Il me semble qu’en effet, j’ai mis beaucoup de mon père dans le personnage de Patrick Bateman. Mais en définitive, je pense que j’avais très peur d’avouer à quel point le livre parlait aussi de moi. Ensuite, c’est pendant la tournée promotionnelle de Suite(s) impériale(s), il y a une dizaine d’années, que j’ai finalement réussi à dire : “Voilà, c’était un livre très autobiographique, qui parlait en réalité de ma désespérance juvénile – à New York, dans les années 80, sous Reagan et à la grande époque des yuppies.”
Je me souviens avoir lu dans le New York Times un article homérique intitulé “Voilà ce qui se passe lorsque vous mettez Lindsay Lohan à l’affiche de votre film”. Étiez-vous sur le plateau pour le tournage de The Canyons, le film dont vous avez signé le scénario en 2013 ?
J’y suis allé pendant quelques jours, en effet. Il y avait juste Paul Schrader [le réalisateur] et moi. J’ai écrit le scénario pour lui, on a tourné très vite – et ça a été une expérience fantastique. L’article donne l’impression d’un tournage apocalyptique, mais ça n’a pas été le cas. Lindsay a eu du retard une fois ou deux, car elle avait des problèmes personnels, mais le New York Times laisse penser que c’était une expérience atroce, mais non : c’était super. Paul et moi avons tous les deux été très contents du résultat.
Vous regardez le Lindsay Lohan Beach Club, son émission de téléréalité sur MTV ?
Absolument. Je crois que j’en suis au dernier épisode en date.
Pourquoi avez-vous pris la décision de quitter New York pour revenir vivre à Los Angeles en 2006 ?
Depuis 2003, je passais beaucoup de temps à L.A., j’y ai même vécu à plein temps pendant toute l’année 2004 et au début de 2005, lorsque je terminais Lunar Park. En rentrant à New York quelques mois, j’ai compris que la fête était finie. J’y avais passé deux décennies de débauche, et c’était absolument génial, mais à un moment donné, la fête se termine, et elle ne se finit pas au même moment pour tout le monde. J’avais un compagnon [le sculpteur Michael Wade Kaplan] et il est mort subitement d’une hémorragie cérébrale. Nous avions passé sept ans ensemble, et il me hantait. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis parti à Los Angeles.
Quelle est votre opinion sur le mouvement #MeToo ?
Franchement, on m’a posé la question hier, et je l’ai esquivée, car il s’agit ni plus ni moins d’un piège tendu par les journalistes pour vous foutre dans la merde. Si vous formulez une critique, on vous taxe de misogynie rampante. Si vous dites que vous êtes pour, ça peut se retourner contre vous. Je peux juste dire que les intentions sont louables, c’est tout.
White de Bret Easton Ellis, éd. Robert Laffont. À paraître en mai 2019.