On se souvient encore de la tension érotique de Virgin Suicides, premier film iconique de Sofia Coppola. Celle du regard que les adolescents fébriles posaient sur les sœurs Lisbon, enfermées dans leur chambre. Sorti en 1999, le long-métrage marquait la fin d'une ère. À l'aube du XXIème siècle et de l'avènement du World Wide Web, ce regard s'est déplacé. Autrefois restreint à une fenêtre de l’immeuble d’en face, le voyeurisme s'est directement installé dans les chambres de celles que l'on appelle les camgirls.
Jusqu'au 31 mai, le musée de l'érotisme de New York braque ses projecteurs sur la culture webcam. Des écrans géants accueillent les visiteurs en mêlant le décor d'une chambre de l'Ohio (Étas-Unis) à des caméras de surveillance de Shibuya, arrondissement fourmillant de Tokyo (Japon). “Ils ne savent pas qu'ils sont actuellement projetés dans une exposition” déclare Serge Becker, directeur artistique du musée à propos des Tokyoïtes, “c'est là tout l'intérêt”. Entre interview et installations vidéo… l’exposition Cam Life : An Introduction to Webcam Culture dresse justement le portrait de ces camgirls. Sur Internet, la frontière entre public et privé devient floue, voir inexistante. Qu'en est-il de ces performeuses 2.0 ?
Féminisme de chambre
Si l'on oppose volontiers les camgirls à l'industrie de la pornographie, c'est pour une bonne raison. Seules dans leurs chambres, face à leur ordinateurs, ces femmes sont les seules maîtresses de leurs corps contrairement à certaines actrices du X — ce que rappelle Lissa Rivera, conservatrice du musée : “On assiste à une démocratisation de la culture de la webcam. Si l'industrie du porno est souvent dans l'exploitation, ici, c'est toi qui a le pouvoir.” On se souvient du documentaire qui avait secoué le festival Sundance en 2015, Hot Girls Wanted, qui suivait le destin des jeunes femmes recrutées par le cinéma X amateur. Par opposition, les camgirls seraient donc les autoentrepreneuses ultimes…
Le musée de l'érotisme, pionnier du genre aux États-Unis, voit le jour en 2002. Il a attendu 18 ans pour mettre la culture webcam à l'honneur. Dans l'ouvrage collectif Next Wave Culture: Feminism, Subcultures, Activism (2008), la chercheuse australienne Amy Shields Dobson précise : “Le phénomène des camgirls n'aurait pas pu naître avant notre époque. Il résulte de la combinaison d'ingrédients spécifiques : le pouvoir d'envoyer et de recevoir des vidéos sur le Net, une culture qui valorise plutôt la popularité des personnes que leurs talents et l'éternel rite de passage que connaiit tout adolescente qui découvre son propre pouvoir sexuel.”
Pour vivre heureux, vivons filmés
C'est sous les projecteurs que se trouve l'eldorado du XXIème siècle. Dans le Sydney Morning Herald, la journaliste Susan Hopkins analyse les rêves des nouvelles générations : “Pour les millenials, la surveillance constante est un rêve devenu réalité : une manière d'affirmer son identité. Aujourd'hui, vous n'êtes personne si vous n'êtes pas devant la caméra. Si votre vie est constamment filmée, c'est que votre vie vaut la peine d'être vue.”
Dans le cas des camgirls, cette soudaine mise en lumière est doublement intéressante. L'occasion de souligner que dans l'industrie de la webcam, les femmes sont bien plus présentes que leurs camarades masculins, les camboys. Si le nombre des performeurs augmente, force est de constater que les hommes demeurent largement plus nombreux du côté des consommateurs de vidéos. Depuis des siècles, les femmes sont associées aux sphères de l'intime et de l'invisible. La webcam leur offre la possibilité d'accéder à une extrême visibilité. La chambre, lieu sacré de intimité, devient alors un espace public, tel un théâtre antique. Les lignes ne sont plus floues, elles n'existent plus.
Cam Life: An Introduction to Webcam Culture, jusqu'au 31 mai 2020 au musée de l'érotisme, New York.