“Mais c’est de l’art, de la décoration ou du design ?” La question n’a pas manqué d’être posée lors de la visite privée de l’exposition parisienne de Virgil Abloh. À la Galerie kreo, l’Américain présente jusqu’en avril une vingtaine de pièces se déclinant en tables, bancs, vases en béton et vastes miroirs polis. C’est une première à Paris pour le créateur du label Off-White et de la ligne masculine de Louis Vuitton, diplômé d’un master en architecture à l’Illinois Institute of Technology (Chicago), DJ renommé depuis ses années au sein du crew Been Trill, collaborateur et ami de Kanye West, et artiste célébré par une grande rétrospective dans plusieurs musées américains... Virgil Abloh a pris la question avec humour, s’amusant de ces réflexions “profondément enracinées mais qui ne veulent rien dire”. La France, dont on dit qu’elle aime tant les catégories, est-elle prête au décloisonnement auquel Virgil Abloh appelle, et que son parcours symbolise à lui seul ?
Peu importe son domaine d’action (mode, art, design, musique), la pratique de Virgil Abloh est toujours un art du déplacement. Celui-ci s’opère d’abord dans l’espace : le créateur transfère une pratique ou un objet d’un champ culturel vers un autre. À la Galerie kreo, ses pièces en béton sont recouvertes de graffitis réalisés à la main par Virgil Abloh lui-même. Et la galerie de se féliciter de l’entrée (enfin !) dans ses murs du “street art”. L’Américain, qui a grandi dans la région de Chicago dans les années 90, a très tôt été marqué par la culture skate et graff. “Le graffiti est un langage qui échappe à beaucoup de gens, nous confie-t-il. Mais lorsque vous êtes capable de déchiffrer l’usage des couleurs et du lettrage, vous parvenez à distinguer le style d’un artiste, et plus largement l’esprit d’une ville. Je peux reconnaître à partir d’un graffiti si son auteur est originaire du Brésil, par exemple.”
Ce déplacement spatial qui mêle culture dite haute et culture dite populaire s’accompagne le plus souvent d’un déplacement temporel : le graffiti se confronte aux références brutalistes ou modernistes des réalisations en béton du créateur, admirateur assumé de Mies van der Rohe. Ci-contre et page suivante : vues de l’exposition Efflorescence, par Virgil Abloh à la Galerie kreo. Il y a quelques années, Virgil Abloh avait réalisé une collection pour son label Pyrex Vision, qui, cette fois, mêlait images du Caravage et références à la star du basket-ball Michael Jordan.
Ces collages postmodernes n’ont rien de gratuit : ils trouvent leur origine dans la subversion du mainstream et le renouvellement du concept de “création nouvelle” qui ont caractérisé le hip-hop depuis ses origines. Le style musical, tout comme vestimentaire, du hip-hop s’est construit sur des emprunts – pour beaucoup au disco – que la personnalité du créateur remodelait à coups de samples et d’inventions plastiques. Il visait à une réappropriation du mainstream afin de l’emmener sur des terrains plus politiques ou revendicatifs.
Le concept de “création nouvelle” (une tabula rasa du passé) fut rapidement rendu totalement obsolète par cet usage de sons d’autres artistes. C’est l’avènement de l’ère du directeur artistique. Le talent ne réside plus tant dans l’émergence de ce qui n’existe pas encore que dans le réagencement – avec un nouveau goût et à d’autres fins – de ce qui existe déjà. Ces finalités, pour Virgil Abloh, sont assez évidentes : modifier le regard porté sur les cultures non valorisées socialement, et faire entrer dans la conversation (le terme, en anglais, englobe autant le discours que les représentations visuelles) des différents champs artistiques ceux qui en sont encore exclus, notamment les Afro-Américains. On peut regarder le parcours du Caravage de la même manière que celui de Michael Jordan – et apprécier les deux. On peut appréhender le graffiti de la même manière qu’une peinture. Le message paraît simple, il est efficace. Et il a déjà séduit plus de jeunes et de minorités que cinquante ans de politique de démocratisation culturelle à la française.
Exposition Efflorescence de Virgil Abloh, jusqu’au 10 avril à la Galerie kreo, 31, rue Dauphine, (Paris VIe).