À Cologne est consacrée une importante rétrospective à Wade Guyton intitulée Zwei Dekaden (Deux décades). Cette exposition, pensée en collaboration avec l’artiste, propose des ensembles thématiques qui répondent à l’architecture du lieu, certaines de ses toiles mesurant plusieurs mètres. On retrouve ainsi les fameux “X” ou les flammes, icônes du répertoire de l’art contemporain de ces deux dernières décennies, ainsi que des œuvres plus récentes réalisées à partir de photographies prises de son propre travail au sein de l’atelier, qui ont été montrées dans les deux expositions Wade Guyton au Consortium de Dijon et au MAMCO de Genève (en 2016 et 2017), et dont le livre, constitué d’un long essai écrit par le philosophe Tristan Garcia, vient de sortir aux Presses du réel*. Ces toiles sont la source d’un nouveau vocabulaire pour Guyton et ont généré un métalangage d’œuvres dont le fil rouge est l’atelier et son architecture (le sol, les murs, les fenêtres) ainsi que l’activité qui s’y déroule (les assistants, les machines, le montage).
Né en 1972 à Hammond dans l’Indiana, Wade Guyton (qui vit et travaille à New York) est l’un des représentants d’une génération d’artistes qui pense et produit des images à l’ère du numérique. Si certaines de ses œuvres renvoient à la structure et au langage de la peinture traditionnelle, elles en modifient néanmoins radicalement les codes et les modes de production. Ses peintures sont effectivement réalisées à l’aide de très grandes imprimantes à jet d’encre. Les erreurs, coulures et défauts d’impression font partie du programme général de composition et assurent l’unicité du résultat. Cette rétrospective propose également des dessins présentés sous forme d’installations, et de nouvelles sculptures en bronze, montrées pour la première fois.
NUMÉRO ART : Quel a été votre parcours ? L’environnement dans lequel vous avez grandi vous a-t-il influencé ?
WADE GUYTON : J’ai grandi dans le Midwest, puis dans le sud des États-Unis. J’ignorais à peu près tout de l’art, à cette époque. Je n’ai hérité d’aucune curiosité particulière pour cette discipline – ni des moyens de me familiariser avec elle. Dans l’enfance et l’adolescence, mon isolement et ma solitude m’ont poussé à vouloir exister au monde autrement, peut-être pour échapper à ce que je connaissais déjà.
Comment avez-vous su que vous vouliez être artiste ?
J’ai le souvenir d’une exposition itinérante à la maison de la culture de ma ville, et qui venait du Hirshhorn Museum de Washington. Je crois me rappeler qu’il s’agissait simplement de tirages papier et de quelques éditions. Il y avait aussi un objet en Plexiglas bleu qui m’avait laissé dubitatif, en bon ado pas très ouvert à l’art. Avec le recul, je me dis aujourd’hui que c’était probablement un Barnett Newman.
Que regardez-vous aujourd’hui?
Pas mal de mes propres dessins, en me demandant combien vont réussir à trouver leur place au Museum Ludwig. Je teste aussi les limites de mon épuisement, à force d’en regarder trop à la fois.
“Dans l’enfance et l’adolescence, mon isolement et ma solitude m’ont poussé à vouloir exister au monde autrement, peut-être pour échapper à ce que je connaissais déjà.”
Vous semblez à l’aise sur toutes sortes de supports. Avez-vous une préférence pour l’un d’entre eux?
Le bronze me parle beaucoup ces derniers temps. J’ai travaillé avec une fonderie de Düsseldorf à la réalisation de quelques objets pour l’exposition : la force archaïque du processus, la chaleur, la densité de la matière... J’aime aussi la sensation du bronze au toucher.
Comment abordez-vous les images d’archives et le found footage [le recyclage de matériaux vidéo] dans votre pratique? L’appropriation est-elle encore, à vos yeux, un sujet légitime ?
Aussi légitime ou aussi peu légitime que le reste.
“Les musées et les galeries donnent corps à ce qui est important pour nous. Ils organisent notre compréhension de l’histoire.”
Il vous arrive de produire des œuvres pour un espace ou un musée en particulier. Comment les installez-vous?
L’exposition et le livre restent les principaux vecteurs de notre expé- rience de l’art, même si, pour la plupart des gens, les expositions sont avant tout un prétexte pour prendre des photos. Cela fait sans doute très XXe siècle, mais les musées et les galeries donnent corps à ce qui est important pour nous. Ils organisent notre compréhension de l’histoire, et cette architecture-là agit souvent de façon très puissante. Dans certains cas, j’ai eu des relations conflictuelles avec le contexte et, dans d’autres situations, j’ai au contraire accepté que l’œuvre absorbe davantage de “pression”. Je suis même allé jusqu’à laisser les murs de la galerie donner forme à mon travail. Il en résulte une sorte de précarité, mais il est important que l’œuvre soit amenée à composer avec les circonstances.
Au Museum Ludwig, vous avez refusé l’approche chronologique, préférant regrouper vos toiles par sujets. Pourquoi ce choix ?
C’est le bâtiment qui a rejeté cette approche. L’expo a dû faire des concessions, se déployant de façon inattendue, relevant de trames conceptuelles parfois plus fluides, selon des thématiques épisodiquement narratives, ou dans une optique pédagogique plus traditionnelle. Je devais aussi garder intact mon propre intérêt pour le travail ancien. Une approche rétrospective peut être terriblement ennuyeuse.
Wade Guyton, “Sans titre” (2007). Impression jet d'encre sur lin, 213,4 x 175,3 cm. Photo : Ron Amstutz. Wade Guyton
Wade Guyton, “Sans titre (Action sculpture-chair)” (2001). Chaise en acier altéré, 119,4 x 86,4 x 81,3 cm. Photo: Ron Amstutz. Tony Salame/Aishti Foundation, Beirut, Wade Guyton
Depuis deux ans, les titres de vos expositions sont manifestement plus personnels : Siamo arrivati (Madre à Naples), Fire and Fury (Francesca Pia à Zurich), Patagonia (Friedrich Petzel Gallery à New York), Natural Wine (galerie Chantal Crousel à Paris)...
Siamo arrivati était l’intitulé d’une bannière sur le site web du quotidien napolitain Il Mattino. L’article traitait du réveil de l’activité vol- canique des champs Phlégréens, qui coïncidait avec l’ouverture du tout premier McDonald’s de Naples, au moment où j’arrivais moiaussi dans cette ville pour une résidence artistique. Les autres titres avaient à l’origine une signification littérale, mais je trouvais aussi qu’ils sonnaient bien. Sur l’une des images de l’exposition new-yorkaise, Ned [un de ses assistants] portait un T-shirt Patagonia, et dans plusieurs des toiles présentées à Zurich, on voyait apparaître Le Feu et la Fureur, le livre de Michael Wolff sur Trump. Quant à Natural Wine, nous buvions beaucoup de vins naturels cet hiver-là, et il m’est apparu comme un titre adapté, un peu idiot et potentiellement sujet à controverse pour une exposition à Paris. Tous ces intitulés capturaient aussi très bien l’atmosphère de mon atelier, et celle de la ville de New York.
Lorsque vous prépariez vos expositions à Dijon et à Genève, une part importante du travail consistait à choisir et éditer les pièces exposées. Quels sont les principes de cette sélection ?
Ce sont les œuvres d’art et les espaces qui vous disent ce qu’il faut faire. C’est donc souvent une bonne idée d’être à l’écoute.
“Je n’ai jamais ressenti mon travail comme devant conduire “quelque part”. L’action n’est pas une notion adaptée à ce que je fais.”
Au même moment, vous prépariez le catalogue de votre exposition au Brandhorst Museum de Munich. Vous avez décidé de recourir à un algorithme pour la mise en page. Mais le logiciel soumettait plusieurs propositions, et il vous a encore fallu choisir.
C’était une idée géniale d’Eric Wrenn, le directeur artistique. Il avait probablement déjà remarqué une sorte de processus algorithmique à l’œuvre dans l’atelier. Les toiles changeaient souvent de place, et créaient ainsi à intervalle régulier des agencements non planifiés. Cela nous a aussi beaucoup simplifié la conception du livre. Nous n’avions pas le temps de pousser inutilement la réflexion autour du format.
Vos productions font intervenir des procédés technologiques complexes. Quel est votre rapport à la machine ?
Aujourd’hui, nous nous servons d’ordinateurs, de téléphones, d’appareils photo. J’utilise le WiFi, comme tout le monde. J’adore AirDrop, qui a vraiment rendu tout cela plus rapide. Mon imprimante est peut-être un peu plus grosse que celle que vous avez chez vous mais elle est en fait plutôt banale – et omniprésente. Le processus est donc assez simple, et la technologie fait désormais partie intégrante de notre réalité physique. Nous avons tous les mêmes crampes et crispations, dues à l’utilisation de nos satanés iPhone.
Cela vous intéresserait-il, à un moment donné, de tout lâcher et de laisser la machine décider pour vous ?
Qu’est-ce que je ferais, dans ce cas-là ?
Wade Guyton. Portrait : Pierre-Ange Carlotti. Retouches portrait de Wade Guyton par Pierre-Ange Carlotti
Wade Guyton, “Sans titre” (2017). Impression jet d'encre sur lin, 213,4 x 175,3 cm.
Vous ne photographiez plus seulement vos œuvres, mais aussi votre atelier, ce qui s’y passe et l’équipe qui travaille avec vous...
J’ai commencé par quelques photos de mes deux expositions de Black Paintings, en 2008 et 2014, à Paris. Un jour, je les ai simplement transférées d’InDesign à Photoshop. Techniquement et spatialement, les deux logiciels ne sont pas très différents. Puis j’ai fait des toiles à partir de ces fichiers. En attendant qu’une impression se termine, j’ai photographié le sol de l’atelier, à l’endroit où je me trouvais. Quand je travaillais sur l’expo de Dijon, le circuit s’est resserré : j’ai photographié une sculpture qui se trouvait dans l’atelier, puis, dans la cuisine, Jeanette, James et Zach [les membres de son équipe]. Ces nouvelles œuvres étaient à même d’alimenter des débats d’une autre nature sur la peinture.
Vous êtes aussi sorti de l’atelier, avec des vues de New York, ou dans Naples. Est-ce une libération pour vous ?
Je ne me sens pas plus libre qu’avant. Les gens qui regardent mes œuvres, eux, se sentent peut-être plus libérés. Je n’ai jamais ressenti mon travail comme devant conduire “quelque part”. L’action n’est pas une notion adaptée à ce que je fais.
“La technologie fait désormais partie intégrante de notre réalité physique.”
Vous êtes passionné par les livres. Le dernier que vous ayez fait paraître comporte un texte philosophique signé de Tristan Garcia*.
Cela fait cinq ans que j’essaie de lire son essai Forme et objet. C’est lent mais captivant, répétitif et dense. Je l’avais entendu donner une conférence organisée par The Kitchen, à New York. Demander à quelqu’un de réfléchir à votre travail, c’est une leçon d’humilité. Une fois qu’il a eu rédigé son texte, affirmant qu’il s’était inspiré d’un ouvrage de Kandinsky, j’ai décidé d’utiliser ce dernier comme forme. Pourquoi ne pas façonner le livre autour de la réflexion de Tristan Garcia ? L’écriture est assez conceptuelle, l’ouvrage devait s’en tenir à cette rigueur, mais en adoptant le même rythme que le texte.
“Nous avons tous les mêmes crampes et crispations, dues à l'utilisation de nos satanés iPhone.”
Beaucoup de vos toiles abordent la notion de répétition. Ce thème est-il chez vous un paradigme d’ordre philosophique ?
Il y a une sorte de retour compulsif à travers lequel l’œuvre se consume d’elle-même. Les dossiers s’ouvrent, se referment, sont recomposés. Pour moi, il y a une forme de beauté dans ce processus.
Où voudriez-vous que s’inscrive votre travail? Dans la “grande histoire” de la peinture?
Mon travail s’inscrira là où les gens voudront bien l’inscrire.
Zwei Dekaden MCMXCIX–MMXIX, du 16 novembre 2019 au 1er mars 2020, Museum Ludwig, Cologne.
*Pixel, Rai, Imprimante, texte Tristan Garcia, édité par Nicolas Trembley, publié par Les Presses du réel (2019).