Son nom est connu même des béotiens totalement ignorants des subtilités du noble jeu. De 1984 à 1991, la rivalité qui oppose Garry Kasparov au champion d’échecs Anatoli Karpov a tenu le monde en haleine, à la façon des grandes compétitions sportives. Sacré plus jeune champion du monde de sa discipline à l’âge de 22 ans, Kasparov ne cessera par la suite d’enchaîner les exploits notoires. Après avoir battu le super-ordinateur Deep Blue d’IBM, en 1996, le grand maître défie tous les joueurs d’échecs de la planète sur Internet, trois ans plus tard, dans le plus grand tournoi interactif jamais organisé. Né Garik Kimovitch Vaïnstein, le 13 avril 1963, de parents ingénieurs, il a grandi à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. En 1975, après qu’on lui eut fait remarquer que son patronyme juif pouvait être un obstacle à sa carrière, il s’est résolu à russifier son prénom puis à adopter le nom de baptême arménien de sa mère, Kasparian, déjà russifié en Kasparova puis en Kasparov. De par son vécu et son engagement politique, Kasparov est l’un des témoins les plus passionnants des bouleversements politiques de ces cinquante dernières années, à savoir l’effondrement du bloc communiste et la résurrection du nationalisme russe. C’est à Paris que nous le retrouvons aujourd’hui. Le champion russe y séjourne afin de lancer son application pour téléphones portables, baptisée “Kasparovchess”. Son passage en France est aussi motivé par sa participation au colloque de la Fondation Tocqueville, qui a lieu chaque année dans le château du même nom en Normandie. Car Garry Kasparov est également un activiste politique : après avoir fondé le Front civique unifié et rallié la coalition d’opposition civile L’Autre Russie, il s’est porté candidat à la présidence de son pays en 2008. Régulièrement arrêté pour troubles à l’ordre public, il fut même incarcéré, en 2012, après avoir manifesté devant le tribunal de Moscou, où étaient jugées trois membres du groupe Pussy Riot. Résidant aujourd’hui à New York, il préside l’ONG Human Rights Foundation et signe des tribunes dans le New York Times et le Wall Street Journal, poursuivant sa lutte contre le pouvoir arbitraire qui l’a conduit à cet exil auto-imposé et fustigeant Vladimir Poutine, qu’il considère comme une menace aussi dangereuse pour l’Occident que Daech ou Al-Qaida. Fin stratège, Kasparov évoque ici, dans une conversation à bâtons rompus, tout ce qui agite son cerveau décidément très performant.
Numéro Homme : Parlons tout d’abord de Kasparovchess, cette plateforme communautaire pour laquelle vous venez d’enregistrer une nouvelle master class. Pratique-t-on les échecs aujourd’hui comme lorsque vous avez débuté ? Et votre manière d’enseigner ce jeu a-t-elle évolué ?
Garry Kasparov : Oui, elle a évolué. Je viens de passer quatre jours en studio à Paris pour tourner ce cours de perfectionnement car il y a plusieurs façons d’enseigner et de jouer aux échecs en ligne. Et si l’on veut se distinguer de la concurrence, il faut apporter sa propre vision des choses. Je me considère comme un ambassadeur de ce jeu, et si vous comparez cette master class à celle que j’ai enregistrée il y a quatre ans, cette dernière est bien moins technique et plus basée sur mon expérience personnelle. J’y raconte des anecdotes qui me sont arrivées, j’y parle des derniers livres que j’ai lus. En cette période de pandémie, les gens sont plus isolés que jamais et ont besoin de s’identifier à des personnes et à des situations tangibles.
Quels sujets avez-vous abordés aux Conversations Tocqueville ?
Cette année, le thème était : “La technologie peut-elle tuer la démocratie ?” Je pense que c’est le moment de poser à nouveau cette question, aussi bien en ce qui concerne la démocratie américaine – à propos de laquelle Alexis de Tocqueville a écrit son fameux essai – qu’au sujet des autres démocraties à l’échelle internationale. Si vous y réfléchissez, mes différents centres d’intérêt sont tous connectés : les échecs, l’avenir de la démocratie, l’intelligence artificielle, les droits de l’homme, la cybersécurité. J’essaie simplement d’apporter ma propre contribution à la cause.
La cause démocratique ?
Oui, dans la mesure où elle englobe aussi le respect de la vie privée et la sécurité sur Internet. Les échecs, c’est l’histoire de ma vie, grâce à ma mère qui m’a soutenu sans relâche, après la mort de mon père, emporté par un lymphome lorsque j’étais enfant. Mais ce n’est pas non plus toute ma vie : je veux utiliser mon influence pour aider les gens à mieux vivre, à mieux comprendre le monde, même si je suis bien conscient des limites de mon savoir et de mon pouvoir…
Limites que vous avez pu tester lors de votre défaite à la présidentielle russe de 2008…
Je ne me faisais aucune illusion à ce sujet : vous savez très bien que les élections en Russie sont truquées. L’important, pour moi, était de me faire entendre. À l’époque, manifester dans la rue à Moscou vous valait quelques jours de garde à vue. Aujourd’hui, pour la même chose, vous prenez cinq ans de prison ferme. Ce qui montre bien que le régime de Poutine a lentement évolué en dictature totale et impitoyable.
Lentement ?
Disons plutôt “sûrement”, car il est indéniable que les habitants de Géorgie et d’Ukraine en ont fait l’expérience de manière aussi soudaine que brutale. Pour le reste, l’évolution a été plus pernicieuse. Dès 2005, on a tenté d’avertir l’opinion que Poutine constituait non seulement une menace pour les Russes, mais pour le monde libre de façon générale. Après avoir désigné des ennemis sur son propre territoire, comme le font tous les dictateurs, il s’est tourné vers l’étranger pour se chercher de nouveaux adversaires. Il est ainsi devenu une véritable menace à l’échelle planétaire.
Je connais vos analyses publiées dans Winter Is Coming – Stopper Vladimir Poutine et les ennemis du monde libre, paru chez Michel Lafon en 2016, mais ne pensez-vous pas qu’à l’heure actuelle le véritable ennemi de l’Occident est la Chine ? Face à l’encerclement par l’OTAN de la Russie et de la Chine, Poutine est, lui aussi, contraint de faire des choix stratégiques…
Toutes ses décisions sont basées sur des calculs simples et qui portent sur le très court terme.
Cela s’appelle la realpolitik…
Non, c’est la politique des dictateurs… Enfin, j’espère que ce n’est pas celle du monde libre.
Le simple fait que les États-Unis aient toujours traité sur le front diplomatique avec leurs adversaires – de Mao Tsé-toung à Kim Jong-un – démontre pourtant que la realpolitik est plus largement répandue que vous ne semblez le suggérer…
En ce qui me concerne, je préfère croire que les leaders du monde libre – à savoir la France, l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis – ont des objectifs communs. La force de la démocratie, c’est sa permanence, sa volonté de continuer à vivre selon des valeurs et des principes établis qui ne peuvent pas être remis en cause par chaque nouveau dirigeant. Je reconnais que les leaders occidentaux naviguent souvent à vue, et c’est justement cette absence de stratégie à long terme qui favorise la montée en puissance des dictateurs, qui, eux, peuvent prendre des décisions univoques et instantanées, puisqu’ils n’ont pas à composer avec les multiples contre-pouvoirs qui existent dans les démocraties.
Vladimir Poutine n’est-il pas soutenu par son peuple, qui voit en lui l’artisan de la résurrection du pays ?
En l’absence d’élections libres, il est impossible de mesurer la popularité réelle du président. Et si vraiment il remportait tous les suffrages, il n’aurait pas besoin de placer l’avocat et militant politique Alexeï Navalny en détention. Le programme de vaccination contre le Covid-19 est un bon indicateur de la non-confiance du peuple russe envers son gouvernement. À l’heure qu’il est, le nombre de personnes vaccinées en Russie reste dérisoire, de l’ordre de 13 % de la population totale, dont la plupart sont des militaires et des fonctionnaires pour qui la vaccination était obligatoire. C’est vous dire à quel point les Russes ne croient ni en leur leader, ni en son vaccin, Spoutnik V. Le pire, c’est que depuis que Poutine s’est rendu compte qu’il chutait dans les sondages, c’est la fuite en avant dans le totalitarisme et la brutalité.
Selon vous, quelle est sa motivation aujourd’hui ?
Elle est évidemment de nature pécuniaire. Aucun leader mondial n’a jamais disposé d’une telle fortune. Poutine utilise les fonds de l’état pour la propagande de l’armée, pour sa propre sécurité ou encore pour s’allouer les faveurs d’hommes politiques dans le monde entier, notamment en France. Je crois qu’il n’y a pas un seul pays dans lequel Poutine ne s’est pas acheté des soutiens. Il faut lui reconnaître ce talent d’avoir su infiltrer l’Occident de façon directe – en se payant des politiciens, mais également de façon indirecte, avec le rachat du Chelsea Football Club par Roman Abramovitch ou encore via l’introduction de grands donateurs dans la haute société londonienne tel Alicher Ousmanov…
S’agit-il du Ousmanov dont Navalny révèle dans son documentaire Don’t Call Him “Dimon” qu’il a payé une datcha gigantesque près de Sotchi à Dmitri Medvedev ?
Oui, Poutine verrouille absolument tout afin de pouvoir agir en toute impunité. Mais lorsque, en 2021, un leader politique s’autoproclame le digne descendant de Joseph Staline et d’Ivan le Terrible, il faut s’attendre au pire. Plus il restera au pouvoir, plus le monde sera empoisonné. Voyez Bachar el-Assad en Syrie ou Nicolás Maduro au Venezuela : ils ne tiennent que grâce à Poutine, sans lui leurs régimes auraient été renversés.
Comment avez-vous vécu votre enfance en Azerbaïdjan ?
J’aimais lire. Mon père m’a fait découvrir Magellan, de Stefan Zweig, et j’en ai gardé une fascination pour les explorateurs. Si bien qu’à l’âge de 6 ans il m’a offert un globe terrestre pour pouvoir visualiser leurs itinéraires. J’étais autant passionné par l’histoire que par la géographie, ce qui m’a valu une médaille d’or à la fin du lycée. J’ai découvert les échecs en observant mes parents qui jouaient une partie dans un journal, et j’en ai ainsi appris les rudiments. Ils ont été très surpris la première fois que j’ai émis des suggestions pendant une de leurs parties. Mon père a alors décidé de me faire étudier cette discipline plutôt que d’apprendre à jouer d’un instrument de musique, comme nous le faisions traditionnellement dans ma famille. Nous vivions dans un minuscule appartement que nous partagions avec une autre famille, comme tout le monde alors en Union soviétique, et nous menions une vie modeste mais heureuse, jusqu’au jour où mon père a appris qu’il avait un cancer à un stade très avancé et qu’il lui restait peu de temps à vivre. Suite à sa disparition, ma mère a choisi de ne pas se remarier et s’est consacrée exclusivement à moi pendant cinquante ans, jusqu’à son décès récent. Elle était ma manageuse et ma meilleure amie.
Votre famille a fui Bakou en 1990, pendant le pogrom anti-arménien consécutif à la guerre dans le Haut-Karabagh : que s’est-il passé, exactement ?
Les pogroms antisémites perpétrés dans les villages de la Russie impériale ou encore le génocide arménien par les Turcs, c’était simple : les partis au pouvoir savaient où trouver les communautés visées. Mais, en 1990, la configuration était inédite : les Arméniens se trouvant disséminés dans la ville, ce pogrom a donc nécessité une véritable organisation des forces armées azerbaïdjanaises pour localiser et expulser leurs victimes. Vingt mille d’entre nous ont dû s’exiler, d’autres encore ont été battus, torturés ou tués. Il y a eu un véritable exode, et ma famille et moi nous sommes réfugiés à Moscou. Cette réinstallation n’a pas constitué un changement si terrible pour nous : après tout, nous ne faisions que rejoindre la capitale du territoire dans lequel j’avais grandi… Rien à voir avec le déchirement de certains pieds-noirs lors du rapatriement des Français d’Algérie, par exemple.
Vous étiez déjà champion du monde depuis belle lurette à l’époque. Pourquoi avoir choisi de vous relocaliser en Russie alors que vous auriez pu vivre n’importe où ?
Certes, mais j’avais de la famille en Russie, et j’étais très optimiste quant à l’avenir du pays. Je pensais qu’il se remettrait rapidement du soviétisme pour devenir une démocratie. J’étais bien naïf. Au Championnat du monde de 1990, j’ai d’ailleurs refusé de jouer sous le drapeau soviétique contre Karpov, ce qui m’a valu les représailles du gouvernement, avant que je n’obtienne gain de cause en faisant retirer nos deux drapeaux. J’ai remporté la partie contre Karpov, bien sûr, mais à mes yeux c’était surtout une victoire de la Russie sur l’URSS.
Pourquoi avez-vous fui la Russie ?
Pour ne pas finir derrière les barreaux, comme Navalny. Mon passeport s’est retrouvé périmé en 2016, et la seule façon de le renouveler aurait été de me rendre au consulat russe…
… où vous auriez sans doute fini empoisonné avec un agent neurotoxique comme Navalny !
Je ne comprends pas pourquoi il est rentré au pays. Sans doute s’est-il imaginé que Poutine était très affaibli par les sanctions européennes et américaines, l’économie chancelante
et la pandémie…
Vous voyez Poutine rester au pouvoir encore combien de temps ?
Tout ce que je sais, c’est que tant que Poutine restera aux rênes du pays, Navalny ne sortira pas de prison. Je me console en me disant que le président russe, aujourd’hui omnipotent, peut chuter un jour, puisque son statut d’intouchable est étroitement lié à son pouvoir politique. Conscient de ses limites face à la Chine, il n’ose pas faire le malin : il lâche du lest, il essaie de gagner du temps. D’ailleurs, si les nationalistes russes le haïssent tant, c’est parce qu’ils voient bien qu’il n’hésitera pas à brader de nombreux atouts du pays à la Chine.
Il a tout de même eu droit à sa rencontre avec Joe Biden à Genève…
Poutine n’a aucun scrupule à exploiter toutes les situations pour rester légitime. C’est cet opportunisme qui le rend bien plus dangereux que les anciens dirigeants de l’ex-Union soviétique, qui se faisaient valoir, quant à eux, par leur idéologie. Il est prêt à s’associer aussi bien avec Marine Le Pen qu’avec Jean-Luc Mélenchon, Donald Trump, Bernie Sanders ou le mouvement Black Lives Matter tant que les démocraties occidentales s’en trouvent déstabilisées. Biden a commis une grave erreur en lui accordant ce rendez-vous, que le chef du Kremlin a vécu comme une marque de respect, une légitimation de la part du nouveau président américain. D’ailleurs, cela se lisait sur son visage : il est sorti rayonnant de leur tête-à-tête au bord du lac Léman.
Joe Biden manque-t-il à ce point de clairvoyance, à vos yeux ?
Je crois que c’est surtout un grand nostalgique. Il a été élu sénateur pour le Delaware en 1972, la même année que le sommet historique entre Richard Nixon et Léonid Brejnev à Moscou, et il a voulu suivre l’exemple de ses prédécesseurs – Nixon, Carter, Reagan… – en jouant au leader du monde libre qui parle au chef de l’Union soviétique. Ce qui me sidère, c’est qu’à cette rencontre il ait abordé des sujets tels que les violations des droits humains et l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, alors que Poutine s’en fout royalement.
Vous diriez que Poutine, à Genève, a mis Biden… en échec ?
Poutine ne joue pas aux échecs, et pour cause : pour cela il faudrait respecter certaines règles, et il n’en respecte aucune. Son jeu, ce serait plutôt le poker, où l’on peut gagner en bluffant. Même avec une main faible.