Le sujet le plus médiatisé des Jeux de Paris 2024 ? La cérémonie d’ouverture du vendredi 26 juillet qui, pour la première fois, doit se tenir non pas dans un stade, mais au cœur de la ville. Le choix de l’organisation s’est porté sur une cérémonie mouvante dans et sur la Seine, autour d’une boucle de 12 kilomètres entre le pont d’Austerlitz et le pont d’Iéna. Un projet qui occupe les esprits depuis plusieurs années, emblème d’une manifestation qui cherche l’originalité.
La cérémonie d'ouverture, emblème des Jeux “disruptifs”
Tony Estanguet : “Être audacieux”, “en rupture”, “casser les codes” : j’ai employé plein d’expressions dans mes discours depuis le début de l’aventure Paris 2024. [Rires.] Notre ADN a toujours été de chercher comment apposer la signature de Jeux à la française. Les Jeux dans la ville, la cérémonie sur la Seine, c’est la parfaite illustration d’une idée : marier le meilleur de notre patrimoine avec le meilleur du sport et des Jeux, ce n’était clairement pas l’option de la facilité.
Thierry Reboul, directeur exécutif de la marque, des événements et des cérémonies Paris 2024 : Quand la ville de Paris a été choisie pour organiser les Jeux, Tony Estanguet m’a demandé si cela m’intéressait de les suivre. Il a fallu que je vende ma boîte d’événementiel en trois mois, mais j’ai mis 12 secondes à comprendre que je regretterais de ne pas accepter. Il m’a dit : “Construis une histoire qui fasse que les Jeux de Paris laissent une trace.” Et quand on veut laisser une trace, il faut créer quelque chose d’inoubliable, ne surtout pas faire comme les autres. J’ai la culture de la différence. C’est une maladie infantile grave dont j’essaie de me servir au bénéfice de ma vie professionnelle. L’idée de la cérémonie d’ouverture sur la Seine, je l’ai eue quelques mois après mon arrivée, et je continue à essayer de la porter au quotidien, envers et contre tout. Le jour où j’ai “pitché” le projet, la première image de ma présentation venait du fils du personnage de Soupalognon y Crouton dans Astérix, cet enfant qui retient sa respiration si on lui dit non. [Rires.]
Tony Estanguet : En général, je cherche à comprendre et à contrôler les choses. Quand on me présente ça, mon premier réflexe est de dire : “Est-ce que ça marche, ton truc ? C’est une super idée, mais est-ce que tu es sûr de ton coup ?”
Pierre Rabadan : Des groupes de travail sur la faisabilité d’une cérémonie sur la Seine se sont concertés pendant un an. Un groupe sécurité, un groupe Seine, un groupe spectacle et un groupe ville se sont réunis de manière hebdomadaire. Donc la décision a été mûrement réfléchie. Tout cela ne s’est pas fait en une nuit.
Tony Estanguet : Le préfet Lallement [Didier Lallement, préfet de police de Paris de 2019 à 2022] n’était pas à fond avec nous, mais il a néanmoins donné son accord. Dans un dossier de cette nature, la politique fait partie de la stratégie, on se retrouve en permanence dans une logique de compromis et de négociation.
Thierry Reboul : Si on avait voulu imposer cela vingt ans avant, on se serait pris un mur. Mais nous avons bénéficié d’un contexte favorable au CIO, qui est pourtant le contraire d’une institution qui bouge vite, l’essence des JO étant plutôt fondée sur la tradition. Il se trouve que le CIO avait laissé les Jeux Olympiques de la jeunesse à Buenos Aires en 2018 faire cette expérience d’une cérémonie hors du stade. Il y a eu aussi l’apport de Tony Estanguet et le soutien de la Ville de Paris et de l’État, avec des personnes friandes de ce genre d’idée, à savoir la maire Anne Hidalgo et le président de la République Emmanuel Macron. Très vite, j’ai fait le tour des métiers qui pourraient prétendre à un leadership artistique, dans les domaines du cinéma, de la chorégraphie et de la mise en scène. J’ai vu pas mal de gens, avec la conviction que la spécificité de l’objet demandait une personne avec une vision en rupture, mais qui maîtrise aussi la matière du live, du spectacle vivant. Un jour, une rencontre se passe particulièrement bien avec quelqu’un qui a pourtant enfermé des gens pendant vingt-quatre heures dans un théâtre pour voir du Shakespeare [en réalité plutôt dix-huit heures comme cela a été le cas pour la pièce Henri VI au Théâtre de l’Odéon, à Paris, en 2015]. Cet homme forcément intéressant s’appelle Thomas Jolly. Tout d’un coup, il y a eu une espèce de symbiose.
Thomas Jolly, metteur en scène, acteur et directeur artistique de la cérémonie d’ouverture : Mon entrée dans le projet Paris 2024 a été assez marrante. En novembre 2021, je reçois un appel du journal L’Équipe. Déjà, je m’en étonne car je suis comédien et metteur en scène de théâtre et d’opéra, donc je ne vois pas très bien pourquoi un journal de sport sollicite mon témoignage. L’organisation des JO venait d’annoncer que la cérémonie d’ouverture aurait lieu sur la Seine, L’Équipe recueillait donc le témoignage d’artistes sur le mode : “Que feriez-vous ?” Je m’étais exprimé en toute liberté, lançant des idées farfelues : je disais, entre autres choses, qu’il serait formidable que les délégations arrivent des banlieues et du périphérique dans des bus amphibies qui traverseraient toute la ville jusqu’en son cœur. [Rires.] À ma grande surprise, je me retrouve avec une double page dans le quotidien sportif. Cet article a éveillé la curiosité de Thierry Reboul. Quelques mois plus tard, il me contacte. Au fil des semaines, je rencontre Tony Estanguet, Anne Hidalgo, puis le CIO. Enfin, il y a un vote et je suis choisi à l’unanimité. Je ne pouvais pas refuser. Moi, j’arrive du théâtre public, dont la philosophie est justement de s’adresser à un public extrêmement large. Là, on est au bon endroit. La cérémonie constitue un moment où un très grand nombre de personnes sont synchronisées – on évoque entre un et deux milliards d’êtres humains en train de regarder la même chose au même moment. C’est inouï, inédit, il n’y a que les Jeux Olympiques qui sont capables de réaliser cela. C’est le moment idéal pour impulser quelques valeurs, quelques questionnements qu’on peut avoir en commun sur notre humanité partagée.
Thierry Reboul : Avec Thomas, nous avons en commun une grande envie de modernité. Cette cérémonie, ce n’est pas le Puy du Fou. Du point de vue de la conception du projet et de ce qu’il raconte, on s’attache à mettre en avant certaines valeurs que l’on veut défendre, et nous pensons que ces valeurs sont d’ailleurs partagées par une majorité de gens dans la France d’aujourd’hui.
Thomas Jolly : Ce qui est magnifique avec la France, son histoire nous le dit, son présent nous le répète et son avenir, je le souhaite, continuera de le perpétuer, c’est que ce pays s’est bâti en écho à d’autres cultures et avec des influences venues d’ailleurs. Son récit se construit, se déconstruit, se reconstruit, s’interroge. Nous avons cette tradition de descendre dans la rue pour manifester. Nous sommes en mouvement perpétuel et nous sommes vifs, je trouve. Tout cela va à l’encontre du discours sur une “identité nationale” porté par certains courants politiques qu me semble non seulement dangereux, mais surtout pas cohérent avec l’histoire de ce pays. J’ai envie que lors de cette cérémonie, la France soit représentée dans toute sa richesse, sa diversité et sa multiplicité.
Thomas Jolly a d’abord constitué une équipe d’auteurs et d’autrices pour imaginer le récit porté par la cérémonie d’ouverture. Selon nos informations, l’écrivaine Leïla Slimani, la scénariste Fanny Herrero ou encore l’historien Patrick Boucheron y ont participé dans le courant de l’année 2023. Côté musique, Victor le Masne, qui a travaillé avec Thomas Jolly sur la nouvelle version de Starmania en 2022, a été sollicité pour rythmer l’événement.
Thomas Jolly : Les auteurs et les autrices viennent du cinéma, du roman, du théâtre, des sciences humaines... Pour élaborer ce récit au fond assez simple, nous sommes d’abord allés nous imprégner des lieux où se tiendra la cérémonie. Nous avons arpenté les quais, visité les monuments, revisité toute l’histoire que nous déroule la Seine depuis si longtemps. Nous avons ensuite élaboré les grands arcs du récit. Puis, pour ce que j’appelle la “traduction” – c’est-à-dire la mise en place concrète qui est toujours en cours –, je voulais des touche-à-tout. Il fallait que ma direction artistique soit inclusive, avec des personnalités issues d’univers différents [plus de mille artistes participent à la cérémonie]. Je fais partie d’une génération qui s’oppose à la hiérarchisation des objets culturels. Je trouve de l’intérêt partout, dans le jeu vidéo comme dans la musique classique.
Thierry Reboul : Sur ce qu’on raconte exactement, l’effet de surprise est important, même si c’est compliqué de le conserver jusqu’au bout quand on doit faire des répétitions en situation... Disons que la cérémonie raconte nos valeurs universelles. Ce n’est pas un spectacle historique. Avec la structure, c’est le plus important. Moi, j’ai voulu casser l’histoire du stade, et l’équipe créative a voulu casser la structure d’une cérémonie.
Thomas Jolly : Normalement, la partie artistique d’une cinquantaine de minutes s’enchaîne avec deux heures de parade des athlètes et des délégations, avant une heure d’éléments de protocole – les discours, le serment des athlètes... J’ai osé dire à Thierry Reboul que je trouvais les cérémonies un peu longues et rébarbatives, et j’ai proposé un nouveau concept. Dès février 2023, le CIO m’a demandé de travailler sur un story-board portant sur les vingt premières minutes, pour illuster mon principe. Ce dernier a été validé et, actuellement, nous travaillons dans cette direction.
Thierry Reboul : On ne fait qu’un seul spectacle où se mélangent la parade, le show et le protocole... Cela va donner un objet hybride, mais complet, de trois heures trente, qui révélera ce que peut être une cérémonie à travers une ville. On a travaillé le fond et la forme pour en faire une expérience complètement différente. Sur place, les spectateurs découvriront une partie du spectacle selon leur placement autour de la Seine, mais les athlètes passeront tous devant eux. Il y aura également des écrans géants. Ce qui est intéressant dans une cérémonie comme celle-là, c’est qu’elle marche vraiment sur deux jambes : la jambe artistique et la jambe logistico-productive. En quelque sorte, on construit un stade de plusieurs centaines de milliers de places sur douze kilomètres le long de la Seine : c’est les pyramides d’Égypte.