“Le designer qui révolutionne la silhouette masculine” (CNN, avril 2018), “le designer qui change la manière dont les hommes s’habillent” (The Guardian, juin 2018)… Prompte à s’embraser à la moindre étincelle créative, la presse anglo-saxonne n’en finit pas de tresser des lauriers à sa nouvelle coqueluche : Craig Green, 32 ans. Un succès d’estime qui a le bon goût de se doubler d’une belle présence en boutiques : Dover Street Market, Barneys, SSENSE, Selfridges, Matches Fashion… Mais c’est bien en Italie que le créateur devait confirmer son nouveau statut d’empereur. Invité d’honneur du Pitti Uomo, la grand-messe florentine de la mode masculine, le Britannique y présentait, jeudi 14 juin, sa collection printemps-été 2019.
Sa grande qualité : jouer sur les deux tableaux, casual et expérimental, conceptuel et visuel.
Avec aisance, Craig Green y a déployé les recettes de son succès : un habile équilibre entre expérimentations et pièces casual à l’efficacité commerciale évidente, des références artistiques habilement retravaillées, et une pensée conceptuelle capable de s’incarner aussi bien visuellement que dans le discours (un peu métaphysique, légèrement sociologique). L’une des grandes qualités du designer est en effet de savoir jouer sur les deux tableaux, casual et expérimental, conceptuel et visuel.
À Florence, le tableau semblait ainsi des plus classiques. En choisissant le sublime Giardino Di Boboli comme arrière-plan de son show, le Britannique jouait la carte d’un romantisme bucolique. Le jardin créé au XVIe siècle pour les Medici offre par ailleurs une collection de sculptures qui forment à elles seules un défilé hypnotique. L’autre tableau, ce fut bien sûr celui des créations rétro-futuristes de Craig Green présentées de nuit, entre les arbres centenaires. Quel effet la confrontation de ces deux tableaux produit-elle ? Une étrange beauté, irréelle, un anachronisme aussi fascinant qu’effrayant qui verrait les personnages de “THX 1138” ou de “L’Âge de cristal”, deux films cultes de science-fiction des seventies, s’immiscer en pleine Renaissance.
Pour l’automne-hiver 2013, Craig Green fait défiler ses mannequins recouverts de sculpture en bois. On pense à Kawamata.
Dès ses débuts, Craig Green su imposer son langage et créé de véritables tableaux visuels, au sens propre comme au figuré. Pour l’automne-hiver 2013, il fait ainsi défiler ses mannequins recouverts de sculpture en bois portables. Ces tableaux démembrés remplacent la tête même des modèles. On pense aux cabanes de l’artiste Tadashi Kawamata. Le Daily Mail, lui, préfère se moquer, et titre : “Personne ne peut s’habiller comme ça, espèce d’idiot.” Tout comme chez Rei Kawakubo, reine indétrônable d’une mode conceptuelle, le défilé se fait avant tout laboratoire d’expérimentations.
Tout comme chez Rei Kawakubo d’ailleurs, le vêtement chez Craig Green accumule les strates. Les volumes se dessinent alors par plans qui s’empilent. Une méthode quelque peu délaissée cette saison, au profit d’une plus grande simplicité des coupes. Le créateur ne se plie pas pour autant aux contraintes d’une mode masculine qui se devrait d’être portable, comprendre conservatrice (c’est bien connu, l’homme n’aimerait rien tant que les costumes classiques). Heureusement, nous sommes en 2018, l’homme se libère.
Le défilé Craig Green printemps-été 2019 au Pitti Uomo à Florence.
Défilé après défilé, la grammaire de Craig Green s’est imposée : l’usage de cordes – très présents dans les premiers looks de ce défilé florentin, les voiles-drapeaux, les structures-sculptures portées par les mannequins… et une certaine obsession (paradoxale) de l’uniforme. Car c’est bien avec ses vêtements inspirés des tenues de policiers, de médecins ou d’employés, pièces conventionnelles par excellence, que le succès commercial pointe : parkas, manteaux façon kimonos… Dans cette nouvelle ère du “en même temps”, le jeune homme sait bien qu’il faut allier le radical au commercial, nourrissant l’un de l’autre. Pour preuve, le lancement de sa ligne CORE, une sélection de “bestsellers et de pièces que l’on aime porter tous les jours au studio”, expliquait le créateur lors de son lancement.
“Je suis très intéressé par la façon dont les artistes cubistes ont représenté sur un plan en deux dimensions (la toile) différents points de vue d’un même objet. Comme si cet objet était regardé en même temps depuis différentes perspectives.“ Craig Green
Côté références artistiques et conceptuelles, le designer impressionne tout autant. À l’issue de son défilé florentin, Craig Green se prêtait d’ailleurs volontiers à l’exercice de décryptage : “Je suis très intéressé par la façon dont les artistes cubistes ont représenté sur un plan en deux dimensions (la toile) différents points de vue d’un même objet. Comme si cet objet était regardé en même temps depuis différentes perspectives. Cet effet est un peu celui que j’ai recherché dans cette collection. J’ai été très inspiré par une photo notamment, où l’on pouvait voir une femme suivie par un homme dans la rue. Lorsque la photo a été prise, l’homme était si proche de la femme que sa présence formait comme un halo autour d’elle. Était-il alors un ange gardien ou une présence menaçante ?… L’effet de perspective était troublant.”
Le défilé Craig Green printemps-été 2019 au Pitti Uomo à Florence.
Cet effet, le designer l’a recréé sur le défilé. Certains mannequins portent ainsi une structure formant autour d’eux un halo – un châssis en bois harnaché au corps. Une aura spirituelle ? Ou, plus prosaïquement, une scène de crime : ce contour ne rappelle-t-il pas en effet celui, tracé à la craie autour du corps après un meurtre ? “Lorsque vous demandez à 10 témoins de décrire une scène, vous obtenez 10 récits différents. J’ai tenté d’incorporer tous ces récits en un vêtement”, insiste le créateur. Dans la premiere moitié du défilé, Craig Green s’inspire d’une autre vision : “La scène se passe sur un festival. Un homme enlaçait sa compagne dans ses bras si bien que, de dos, on avait l’impression que son pantalon ne faisait qu’un avec la jupe de celle-ci.” Sur le show, des volants colorés adjoints aux tenues masculines forment ainsi des “branchies” qui prolongent le volant… à la manière d’un halo ou d’une jupe. Sur de nombreux looks, le vêtement “féminin” semble appraître comme un fantôme sur le vêtement “masculin”. Les genres se fondent et se confondent pour créer une tenue genderless.
Le vêtement “féminin” semble appraître comme un fantôme sur le vêtement “masculin”. Les genres se fondent et se confondent pour créer une tenue genderless.
Maître des effets visuels, Craig Green finit en beauté ce défilé avec des toges ou tuniques tie and dye parfaitement maîtrisées : le must de cette saison. Plus généralement, les couleurs sont particulièrement vibrantes. Le créateur acquiesce : “J’ai regardé récemment un documentaire qui expliquait comment l’association de deux couleurs pouvaient créer un sentiment ou une émotion singulière. Le rouge sur le bleu crée ainsi une vibration, un spectre lumineux qui vous empêche de vous concentrer dessus.”
Le défilé Craig Green printemps-été 2019 au Pitti Uomo à Florence.
Pour l’aspect sociologique et politique, il faudra revenir à son obsession de l’uniforme qui n’a jamais été autant assumée : “Je me suis inspiré des uniformes de postiers ou de femmes de ménage, entre autres. Ce sont pour moi de véritables héros contemporains méconnus. Surtout, l’uniforme est pour moi le vêtement le plus démocratique. Peu importe votre origine sociale, ou qui vous êtes, avec un uniforme, vous faites partie d’une communauté où tout le monde est sur un pied d’égalité. L’uniforme n’est pas le symbole d’une oppression, mais d’une inclusion.”
“L’uniforme n’est pas le symbole d’une oppression, mais d’une inclusion.” Craig Green
Pragmatisme social et visions métaphysiques, classicisme Renaissance et science-fiction des années 70… Craig Green semble adepte des multivers, comme si un lieu – le défilé - pouvait contenir plusieurs univers parallèles et différentes temporalités. Son futur se fait antérieur : un futur imaginé dans les années 70 avec ses uniformes de médecins de vaisseau spatial, ou ses teintes colorées tie and dye de communautés raëliennes. Son futur se fait tout autant contemporain : le jeune homme n’a-t-il pas réalisé des costumes d’“Alien: Covenant” de Ridley Scott ? Son futur semble, surtout, devant lui, tant sa vision de notre réalité est loin d’avoir dévoilé tous ses secrets. “Parfois la réalité est plus terrifiante que la fiction”, rappelle-t-il. On a hâte d’avoir peur.