Rencontre avec Usain Bolt, athlète de tous les records
Surnommé “la foudre” durant sa carrière, Usain Bolt a couru plus vite que tout autre être humain depuis que nous avons l’étrange idée de nous chronométrer. Neuf secondes et cinquante-huit centièmes pour parcourir cent mètres en ligne droite, cela correspond à 37,58 km/h de moyenne, avec une pointe à près de 45 km/h pendant une vingtaine de mètres, selon la mesure officielle prise un jour d’août 2009 à Berlin. Des chiffres incroyables, mais aussi parfaitement humains.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé depuis Miami, où il coule des jours heureux quand il ne se trouve pas sur son île natale de la Jamaïque, le mythique sprinteur explique qu’il avait anticipé, et quasiment prévu, le record, arrivant sur la piste ce jour-là avec la certitude qu’il ferait chauffer le chronomètre.
Un exemple de pensée magique, mâtinée d’arrogance ? Plutôt la preuve que même les plus doués n’oublient pas les vertus du travail, indispensables au sport de très haut niveau, et sentent leur corps différemment, comme une machine de haute précision. Ensuite seulement vient la sublimation, l’irrationnel. Si Usain Bolt a toujours semblé à l’aise sur les pistes du monde entier, porté par une sorte de feu qui le faisait courir plus rapidement, c’était en partie une illusion.
Son aura de showman a largement contribué à cette forme contemporaine de théâtre. Le grand échalas d’1,95 m a pris l’habitude, dès ses plus jeunes années, de célébrer ses victoires avec des danses et des improvisations. C’était d’abord spontané, avant de devenir une marque de fabrique adoubée par le public et les sponsors.
Au point que l’on se souvient des courses record d’Usain Bolt, de ses onze titres mondiaux, de ses huit médailles d’or étalées sur trois jeux Olympiques, autant que de sa personnalité. De quoi faire de lui l’une des plus grandes stars du XXIe siècle, un “talent générationnel” comme disent les spécialistes, capable d’éclipser la foule pourtant compacte de ses concurrents. “La foudre” a donné à l’athlétisme ses lettres de noblesse à une époque où d’autres sports, du foot au basket, tiennent le haut du pavé dans les rêves d’enfant.
Né à Sherwood Content, sur une île qui a produit tant de grands champions et qu’il a refusé de quitter durant sa carrière, malgré les ponts d’or offerts à l’étranger, le désormais retraité était attiré par le foot et le cricket, avant que l’évidence n’arrive : il était fait pour courir. Il lui a fallu du temps pour se prendre au sérieux, comme il nous le raconte. Mais si certains gâchent leurs capacités, restant éternellement sur le seuil du succès, Bolt a franchi tous les caps nécessaires à la construction d’une grande épopée.
À l’heure où se profilent les jeux Olympiques de Paris, il souligne que le sprint féminin a pris récemment le dessus en termes d’intensité et de rivalités. Il n’y aura peut-être pas de record du monde du 100m ou du 200m masculin au Stade de France cet été, et Usain Bolt pourra conserver ses couronnes. À 37 ans, il est encore le roi. Voire plus. En 2012, après son deuxième titre olympique sur 100 m obtenu à Londres, il s’exclamait : “Maintenant, je suis une légende.” Rencontre au sommet.
Numéro : À quoi a ressemblé votre enfance, avant que la course ne prenne toute la place ?
Usain Bolt : Depuis mon plus jeune âge, le sport a fait partie de ma vie, car mon père était un grand fan et un spectateur assidu du cricket. J’adorais ça aussi. À l’époque, j’étais censé soutenir l’équipe qui représentait les Caraïbes, mais je préférais le Pakistan, à cause d’un joueur qui s’appelait Waqar Younis et jouait au poste de bowler, celui qui lance la balle. Je le vénérais, il était tellement fort. Les matchs avaient lieu à des heures pas possibles à cause du décalage horaire. Nous possédions deux télévisions à la maison, l’une dans la chambre de mes parents, l’autre dans la mienne. Et comme mon père ne voulait pas réveiller ma mère, il venait dans ma chambre aux aurores pour regarder.
Vous étiez aussi un sportif en plus d’être un spectateur ?
Je pratiquais tout le temps des sports, mais dans la rue. Nous n’avions pas de bons terrains disponibles, alors on jouait au foot et au cricket un peu comme on pouvait. Avec mon frère, on tombait sur un semblant de balle et on l’utilisait comme si c’était une vraie. Je prenais aussi énormément de plaisir à grimper aux arbres. Parfois, j’avais quelques soucis, comme quand la rivière entrait en crue. Des trucs de gamins, quoi. Traîner avec les potes, faire les quatre cents coups... Une enfance jamaïcaine assez typique, je dirais. Il y avait toujours une maison dans laquelle on allait pour retrouver des amis, surtout pendant l’été, quand l’école fermait. Mon père travaillait comme manager dans l’industrie du café et ma mère était couturière [ses parents possédaient aussi une épicerie].
On connaît l’image du sportif qui fait tout pour échapper à l’école. Était-ce votre cas ?
Au départ, j’aimais bien l’école. Et puis, à partir du lycée, j’ai vraiment développé une passion dévorante pour le sport. Mon père faisait très attention à ce que les devoirs soient faits, mais, à titre personnel, je pensais d’abord à ça. Mon premier sport, ce n’était pas la course mais bien le cricket. J’étais vraiment bon. Mais c’est tout de même mon coach de cricket qui m’a orienté vers le sprint. Je jouais à un poste qui impliquait de courir pas mal et, un jour, il m’a dit : “Tu devrais essayer la course.” Je suis entré dans un stade d’athlétisme pour la première fois. J’avais 10 ans.
Il existait déjà une longue tradition d’athlétisme en Jamaïque, de Don Quarrie à Merlene Ottey.
Je n’étais pas trop au courant. Je restais d’abord un passionné de cricket, même si rapidement, j’ai commencé à gagner beaucoup de courses. Il a fallu encore quelques années pour que je m’attache réellement à la discipline. Quand j’ai été sélectionné pour des compétitions aux Bahamas et à la Barbade, là, il s’est passé un truc. Je n’aurais jamais cru avoir ces opportunités de voyager dans ma vie. L’aéroport, dans mon expérience de gosse, c’était seulement pour accompagner des tantes et des oncles qui partaient. Ma perspective a vraiment changé, et j’ai commencé à faire du sprint ma passion. Le véritable plaisir de courir, lui, est arrivé quand je suis devenu professionnel, à 17 ans. J’ai commencé à travailler ma technique, à comprendre ce qu’est réellement la course, les tenants et les aboutissants de ce sport.
Comme j’avais vraiment envie de gagner, j’ai décidé de faire des sacrifices. Il a fallu que j’arrête de sortir. J’ai rectifié mon mode de vie et, l’année suivante, j’ai gagné aux JO de Pékin.” – Usain Bolt
La généalogie du sprint a commencé à vous intéresser ? Pour faire l’histoire, il faut peut-être la connaître.
À partir du moment où j’ai couru à haut niveau, j’ai appris à connaître Herb McKenley et Don Quarrie, deux sprinteurs jamaïcains majeurs. On me comparait à Don Quarrie parce que j’étais grand, et à Herb McKenley car je courais le 400 m. Je savais aussi que les sprinteurs pouvaient être des icônes, à l’image de Jesse Owens. Plus on avance dans une carrière, plus on apprend l’histoire.
Quand avez-vous compris que votre talent naturel, même exceptionnel, ne suffirait pas à remporter de grands titres ?
Mon coach, Glen Mills, m’en a parlé très clairement. Je crois que c’était en 2007, quand j’ai terminé deuxième aux Championnats du monde. Je le retrouve après la compétition, et il m’explique que le talent ne suffit pas, que tout le monde sur le circuit en a, que le champion est toujours celui qui fait le mieux fructifier un don hors norme par le travail. Alors, je me suis mis au boulot. J’ai commencé à fréquenter la salle de muscu, ce que je ne faisais pas trop avant – je n’étais pas très fan. [Rires.] Il m’arrivait aussi de rater des entraînements. Mais comme j’avais vraiment envie de gagner, j’ai décidé de faire des sacrifices. Il a fallu que j’arrête de sortir. J’ai rectifié mon mode de vie et, l’année suivante, j’ai gagné aux JO de Pékin.
Devenir l’homme le plus rapide du monde, c’était une vocation ?
Pas vraiment ! Quand j’ai commencé le sprint, mon départ était si mauvais que j’ai dû renoncer temporairement au 100 m, où ce genre de chose ne pardonne pas. Je courais le 200 m et le 400 m mais, pour être franc, je détestais l’entraînement que demandait le 400 m. À la fin de la saison 2007, j’ai supplié mon coach de courir le 100 m. Il m’a dit : “Je ne crois pas que tu sois assez bon.” Alors je lui ai proposé un deal : j’avais droit à une course, et si je courais vite, je pouvais continuer...
On n’ose même pas vous interroger sur le résultat...
J’ai couru vite [10 secondes 03, temps de classe mondiale] et ma carrière sur 100 m a commencé. Je ne me suis jamais dit que je voulais devenir l’homme le plus rapide du monde. Je voulais juste échapper au 400 m. [Rires.]
On peut donc battre tous les records et avoir un point faible, le départ ?
Mon coach m’avait prévenu que je ne partirais jamais aussi vite que mes concurrents, quel que soit mon niveau d’implication. “Tu dois juste partir correctement, parce que tu es plus rapide sur la longueur.” Mon point fort se situait ailleurs, à partir de 40 mètres et jusqu’à la fin de la course. On comprend qui on est, on s’adapte. Ça marche comme ça.
Très vite, l’été 2009 est arrivé. Aux Championnats du monde de Berlin, vous battez deux records du monde qui tiennent toujours aujourd’hui : celui du 100 m (9 secondes 58) et du 200 m (19 secondes 19). Des courses comme les autres dans la préparation ?
Pour vous dire les choses honnêtement, c’est la première fois que j’ai su à l’avance que j’allais battre le record du monde. J’étais tellement en forme. Je ne m’étais pas blessé cette saison-là. Avant le 100 m, mon coach et moi, on a même parié sur le temps que je réussirais. C’est dire mon niveau de confiance à l’époque. Je savais que je passerais sous les 9 secondes 60. Mon pari, je crois que c’était 9 secondes 53. Je n’étais pas loin.
Gardez-vous des souvenirs de vos meilleures courses ou sont-elles devenues floues dans votre mémoire ?
Je me souviens de tout en détail. Je dis souvent aux gens : “Vous trouvez ça rapide, mais pour moi, c’est assez lent.” Au sens où je peux expliquer ce qui s’est passé durant les courses depuis le départ, en les décomposant jusqu’à l’arrivée, en me rappelant de ce que j’ai pensé et ressenti. J’ai toujours des frissons quand je les regarde.
Laquelle de vos courses vous a-t-elle le plus marqué ?
Je parlerais de la finale du 100 m aux jeux Olympiques de Pékin, en 2008. Je me souviens des pensées qui me traversaient la tête : “Soigne ton départ ! Réussis-le !” Et pourtant, j’ai légèrement trébuché en sortant des starting- blocks. À ma cinquième foulée, ça bouillonnait à l’intérieur : “Oh, merde !” Et puis très vite : “Détends-toi, ça va aller.” À l’époque, mon plus grand rival était Asafa Powell, un autre Jamaïcain. J’ai jeté un œil dans sa direction, vers ma droite. Je m’en voulais un peu, parce que mon coach me disait depuis des années de ne pas regarder sur le côté pendant les courses. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Je me parlais toujours à moi-même et quand les 50 mètres sont arrivés, je me suis dit : “Ça se passe bien !” Parce que je ne voyais plus Asafa. Aux 60 mètres, j’ai commencé à penser : “Je pourrais gagner cette course !” Et ensuite : “Merde, je vais gagner !” C’est comme ça que j’ai commencé à célébrer en avance, bien avant la ligne d’arrivée, autour de 80-85 mètres.
Votre joie a fait de vous une superstar, autant que la qualité de vos courses. Vous étiez heureux sur la piste.
C’était une chose naturelle pour moi d’exprimer ma joie. J’ai toujours aimé transmettre de bonnes vibes. Divertir les gens faisait partie de la course à mes yeux. Si vous suivez ma carrière, dès ma victoire aux Championnats du monde d’athlétisme jeunesse, au Canada, j’ai dansé à l’arrivée. Pareil aux Championnats du monde junior en Jamaïque. J’ai juste décidé de ne pas m’arrêter quand j’ai participé aux compétitions adultes. Je voulais offrir une image différente de mon sport : c’était du fun autant que du travail.
Usain Bolt, champion invancu du 100 m et 200 m
Toute cette joie vient aussi avec beaucoup de précision. Votre collaboration avec l’horloger Hublot, qui a débuté pendant votre carrière, va dans ce sens.
J’ai toujours voulu m’associer à des marques de prestige, parce que le haut niveau implique aussi cela. Quand Hublot m’a approché pour devenir ambassadeur, j’ai fait quelques recherches avec mon équipe et j’ai constaté que la marque était en pleine expansion au niveau mondial, ce qui m’a beaucoup plu. J’ai contribué à développer leur image. Tout cela avait du sens pour moi, d’autant que pour notre première collaboration, le cuir utilisé pour le bracelet était celui de mes chaussures de course, ces “pointes” que j’aimais tant. Cette montre reste toujours l’une de mes préférées. Depuis ce moment-là, nous avons fait de grandes choses, notamment du travail humanitaire partout sur la planète. Cela dure depuis 2010, c’est une relation longue, comme une histoire de famille.
Cet été, les jeux Olympiques ont lieu à Paris. Gardez-vous toujours un œil sur le circuit du sprint ?
Je me tiens au courant, même si je ne regarde pas tout. Mais ces courses-là, je ferai en sorte de les voir. J’en attends beaucoup, surtout du côté des femmes, car leurs rivalités sont extrêmement intenses en ce moment. Je les suis de très près. De toute façon, je ne rate jamais un grand championnat, y compris du côté des hommes. Cet été, je serai présent à Paris avec ma famille, mes enfants verront tout cela pour la première fois.
Le rêve olympique surpasse-t-il le reste à vos yeux ? Si je ne me trompe pas, vous n’avez jamais perdu une course aux JO.
Si, la première fois que j’y ai participé. C’était à Athènes, en 2004. J’avais 18 ans. J’ai couru le 200 m, je n’ai pas passé le premier tour. [Rires.]
Vous avez été onze fois champion du monde et vous détenez les records mondiaux du 100 m et du 200 m. Quelle importance ont pour vous vos huit médailles d’or olympiques ?
Pour moi, les médailles olympiques dépassent tout. Je crois que tous les athlètes pensent comme moi, car nous travaillons dans ce but toute notre carrière. Cette compétition n’arrive que tous les quatre ans, elle met en lumière la somme de travail et d’engagement que vous investissez. Pour réussir ce que j’ai réussi, il m’a fallu des années de boulot. Dédier tout ce temps pour être performant, cela en dit beaucoup sur l’amour d’un sport.
J’ai légèrement trébuché en sortant des starting-blocks. À ma cinquième foulée, ça bouillonnait à l’intérieur : ‘Oh, merde !’ Et puis très vite : ‘Détends-toi, ça va aller.’” - Usain Bolt
Que conseilleriez-vous à une jeune personne qui rêve d’exploits, et qui choisirait l’athlétisme plutôt que le foot ou le basket ?
Je lui dirais d’abord de choisir ce qu’il ou elle aime. C’est toujours mon premier conseil. Moi, j’ai aimé l’athlétisme au point d’y consacrer ma vie, mais il faut savoir que la route ne sera pas facile. Il y aura des hauts et des bas, des gens pour vous diminuer. Parfois, il faudra du temps pour vous réaliser, plus que vous n’aimeriez. Il faut croire en ce que vous faites et apprendre de vos erreurs. C’est un point crucial que certains athlètes oublient : ne pas commettre à répétition les mêmes faux pas.
Vous dites que rien n’a été facile. La douleur que vous avez connue en tant qu’athlète à cause des entraînements ou des blessures reste-t-elle encore dans votre mémoire ?
Oh, oui ! [Rires.] C’est une des raisons pour lesquelles j’ai dit stop à l’âge de 30 ans. Je me souviens très bien de ces sensations, de ces douleurs. Quand on se blesse, ce qui a été mon cas, le chemin pour revenir au plus haut niveau est très long. Je ne pouvais plus le faire. Je savais qu’il me manquerait le petit supplément de motivation. J’ai aimé chaque minute de ma carrière, mais je pense aussi au stress et à la pression permanente qui pesaient sur moi. Je suis allé jusqu’au bout de mes capacités.
Aujourd’hui , comment remplissez- vous vos journées ?
Je suis semi-retraité. [Rires.] Je travaille avec mes sponsors, je participe à des opérations caritatives. Mais, la plupart du temps, j’essaie de rester à la maison et d’en profiter.
Vous ne serez donc pas le Rafael Nadal de l’athlétisme ? Vous avez tous les deux 37 ans, mais lui persévère.
Dès qu’on me parle de sortir de ma retraite, le simple fait de penser au travail qui m’attendrait me fait dire : “Non, surtout pas !” Ma dernière saison date de 2017 et, déjà, je ne voulais pas la faire. Je souhaitais m’arrêter après les jeux Olympiques de Rio en 2016, mais les sponsors et les fans qui me soutenaient depuis des années voulaient me voir une dernière fois. C’était normal de leur faire plaisir. J’étais là pour ça.