Numéro Homme : Votre mère était femme de ménage, et votre père veilleur de nuit dans l’armée. Quel a été le contexte social de votre enfance ?
Raf Simons : Mon père et ma mère venaient tous deux de familles nombreuses comptant respectivement neuf et dix enfants. Ils n’ont pas vraiment eu la possibilité de faire des études, à leur époque. Mais ce sont des personnes très intelligentes et travailleuses. Ils m’ont élevé en me laissant totalement libre de mes choix pour mon avenir. J’étais inscrit dans un collège très classique, où j’étudiais le grec et le latin, et bien sûr, comme tous les jeunes, je m’en plaignais. Mes parents me disaient alors que je ferais bien de m’appliquer si je ne voulais pas finir comme eux. Ils ne méprisaient pas leurs métiers, et moi non plus d’ailleurs. Mais ils se donnaient vraiment du mal pour que je puisse choisir ma voie, et je leur en étais reconnaissant. Ils ont été mes plus grands soutiens, et ils me motivaient.
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Vous êtes-vous jamais senti coupable de votre succès, en raison de vos origines humbles ? Parliez-vous de mode à la maison avec vos parents ?
Je ne me suis jamais senti coupable parce que j’ai toujours été très proche de mes parents. Nous l’avons toujours été, et nous le serons toujours. Depuis le début, ils ont été très impliqués dans le fonctionnement de ma marque. Mon père était veilleur de nuit et maître- chien, dans l’armée. Ma mère était femme de ménage, mais plus tard elle est devenue une sorte d’ange gardien des personnels qui travaillaient dans les institutions publiques de notre localité, comme la mairie, le commissariat... Elle exerçait cette fonction, qu’elle adorait, avec deux autres femmes, et elles étaient un peu les “Charlie’s Angels” de notre village. Mes parents étaient souvent à la maison, donc je passais pas mal de temps avec eux. J’ai beaucoup de respect pour les métiers qu’ils ont exercés parce que ce n’étaient pas des tâches particulièrement plaisantes à accomplir. Alors que mon job relève davantage d’un rêve. Enfin, je n’en rêvais pas quand j’étais enfant, car l’idée qu’on pouvait être un créateur ou un artiste ne m’avait jamais effleuré. Et je ne disposais d’aucune information sur d’éventuelles formations menant à cela.
Comment, alors, avez-vous eu l’idée d’embrasser une carrière créative ?
J’étais un enfant et un adolescent très créatif, et c’est sans doute grâce à ma mère qui était elle-même une personne créative. Mes parents s’occupaient très bien de la maison et du jardin. Aujourd’hui encore, alors qu’ils ont respectivement 80 et 83 ans, leur maison est vraiment moderne pour des personnes de leur génération. Quand j’ai lancé ma marque, ma mère m’a soutenu tout de suite. Mon père, pour sa part, était un peu circonspect parce que j’avais étudié le design industriel et que je me retrouvais soudain créateur de mode. Mes parents n’avaient aucune sorte de connexion avec ce monde, mais lorsque j’étais à la maison, si je regardais à la télévision un documentaire sur l’art, par exemple, ma mère le regardait avec moi. Au collège, les autres élèves autour de moi voulaient devenir avocats ou docteurs, et je sentais que je n’étais pas dans le même état d’esprit. Ce qui ne m’a pas empêché d’avoir une adolescence très heureuse. Bref, à l’école, on nous a remis une brochure sur les différentes carrières existantes, et sur la dernière page, on y parlait de design industriel et d’architecture. Je suis allé aux portes ouvertes d’une école de design industriel, et j’ai vu tous ces jeunes habillés de noir, fumant des cigarettes. J’ai pensé : c’est là que je veux aller. C’est donc là que j’ai étudié pendant cinq ans, je vivais dans une chambre. Je n’aimais pas particulièrement les matières théoriques, j’adorais les cours plus créatifs.
À l’époque, aviez-vous des informations sur la scène créative d’Anvers et les fameux “Six d’Anvers” ?
J’avais très envie d’aller à Anvers. J’ai fait un stage chez Walter Van Beirendonck, et comme j’étais un étudiant en design industriel, mon école n’aimait pas beaucoup cette idée. Mais à ce moment-là, il fabriquait son propre mobilier et il faisait aussi un journal, sa démarche était unique. Plus tard, Linda Loppa, directrice de la section mode de la Royal Academy d’Anvers, a entendu parler de mon projet de fin d’études : du mobilier inspiré par des parties du corps humain, avec des touches ethniques et tribales. Elle a souhaité me rencontrer, et notre entente a été immédiate. Je passais beaucoup de temps chez elle et son mari. Elle m’aidait à lancer mon mobilier, elle me présentait des gens. À l’époque, j’ai emménagé à Anvers et je voulais entrer à l’Académie, mais elle refusait. Un jour, nous nous sommes même disputés à ce sujet et elle m’a mis au défi de dessiner une collection de mode, ce que j’ai fait. Quand je la lui ai présentée, pensant qu’elle allait enfin m’admettre à l’Académie, elle m’a répondu : “Je savais que tu étais déjà prêt.” Elle m’a mis en relation avec le distributeur européen d’Helmut Lang, et m’a dit : “Pars tout de suite pour Milan avec ta collection, il va la distribuer.” Pour moi, c’était incroyable car les personnes qui m’avaient fait aimer la mode étaient Helmut Lang et Martin Margiela. C’est aussi à Anvers que j’ai rencontré Willy [Vanderperre, photographe de toutes les campagnes de Raf Simons] et Olivier [Rizzo, le styliste de ses campagnes]. J’avais rencontré Olivier à l’époque de mon stage chez Walter Van Beirendonck, et nous sommes devenus amis plus tard, lorsque j’ai emménagé à Anvers. Nous étions un groupe de cinq ou six personnes qui traînaient ensemble tous les soirs, dans un café près de la cathédrale. Nous parlions de mode et d’art jusqu’à 3 ou 4 heures du matin. Avec Olivier et Willy, je dirais que rien n’a changé depuis cette époque, si ce n’est que nous nous voyons moins fréquemment. Ils sont ma famille. Parfois, nous nous disons que nous allons emménager dans des maisons voisines, à nos vieux jours, pour pouvoir râler ensemble sur ce que la mode est devenue.
Vous avez très tôt incorporé dans vos collections des graphismes et des attitudes empruntés aux subcultures musicales. Quand la musique est-elle entrée dans votre vie ?
J’ai découvert la musique très jeune. C’était la seule chose qui m’intéressait avant que je ne découvre l’art vers l’âge de 17 ou 18 ans, grâce à un curateur belge important, Jan Hoet, qui a dirigé la Documenta IX. À l’époque, ce curateur était médiatisé, il passait même à la télévision, et il avait notamment organisé une exposition intitulée Chambres d’Amis à Gand, qui est relativement proche de la toute petite ville où je vivais avec mes parents. Au lieu de faire appel à un musée, il avait demandé à des personnalités locales de mettre à disposition une pièce de leur maison pour que des œuvres puissent y être exposées. Il était proche d’artistes tels que Charles Ray, Bruce Nauman, Joseph Beuys, et on peut dire que c’était une grande gueule, une sorte de révolutionnaire. Avant de m’intéresser à l’art par son biais, la musique constituait, dans mon petit patelin, mon seul accès à la créativité.
Où avez-vous grandi, d’ailleurs ?
Je viens d’un village qui s’appelle Neerpelt, et le village voisin s’appelait Overpelt. Neerpelt comptait un magasin de disques, et Overpelt un cinéma. Quand j’étais jeune, j’enfourchais mon vélo et je passais de l’un à l’autre. Ces villages étaient si petits qu’aujourd’hui on a fini par les fusionner. Avant mes 18 ans, la musique était ma principale passion. Et je pense qu’elle l’est encore aujourd’hui. J’étais fasciné par le disque en tant qu’objet, le graphisme, les photos... C’est d’ailleurs pour cela que j’ai collaboré plus tard avec des personnes telles que Peter Saville, qui signait les artworks de Joy Division et de New Order. L’été, j’assistais à des festivals à Gand, et à des concerts toute l’année. C’était l’époque de la new wave : Sisters of Mercy, Deutsch Amerikanische Freundschaft... Ensuite, à l’époque où j’étudiais le design industriel, j’ai assisté à de nombreux concerts de Sonic Youth, des Smashing Pumpkins – j’étais obsédé par les Smashing Pumpkins, je les ai vus en concert dans différentes villes. En parallèle de la scène rock, j’étais fasciné par la musique électronique, et notamment par Kraftwerk, bien sûr. Je sortais beaucoup en club aussi. Quand j’avais 16 ans, je filais en douce, dans le dos de mes parents, pour aller me déchaîner sur la piste de la boîte locale, dans mon petit village. Et plus tard, j’ai écumé les festivals et les clubs techno. Dans l’un d’eux, appelé le Fuse, mes amis et moi avons découvert des groupes et des DJ qui, plus tard, sont devenus des stars, comme les Chemical Brothers. Ce foisonnement musical se produisait parallèlement à l’éclosion
de quelques magazines de mode qui documentaient l’avènement de cette nouvelle culture : i-D, Dazed & Confused, The Face. C’était un seul monde, cohérent, qui fusionnait la mode et la musique. Quand j’ai lancé ma marque, je l’ai nourrie de mes passions, de mes sorties... mais peu après, j’employais déjà cinq salariés, et je ne pouvais plus me permettre de sortir autant.
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Comment, concrètement, cette culture a-t-elle nourri les frémissements de votre marque ?
Lors de notre première année d’existence, nos mannequins appartenaient à la génération des kids qui faisaient et qui suivaient ces nouvelles cultures musicales. Je n’étais pas beaucoup plus vieux qu’eux, j’avais 26 ans à l’époque. Je ne procédais que par street castings. Nous annoncions nos castings à la radio et dans les magazines que lisaient les jeunes – tout cela, bien sûr, se passait avant l’avènement d’Internet. Les mannequins que nous repérions dans la rue étaient très jeunes, de 15 à 17 ans, si bien que nous finissions aussi par connaître leurs parents. D’ailleurs, ma propre mère était très impliquée dans ma marque, ainsi que deux autres “Charlie’s Angels” qu’elle invitait à participer. À l’époque, nous faisions tout nous-mêmes : pour nos présentations à Paris, les mannequins et leurs parents faisaient le voyage depuis la Belgique à bord de deux bus que nous affrétions. Ma mère s’occupait de tout le monde, vérifiait que chacun avait quelque chose à boire. Elle a toujours participé à mon travail. Plus tard, elle mettait les étiquettes sur les vêtements, toujours avec ses copines, puis elle débarquait une fois par semaine dans nos bureaux et cuisinait pour tous les salariés.
Il y a quelques années vous avez déclaré que vous aviez accompagné, via vos collections, une génération qui portait des tee-shirts et qui porte aujourd’hui des costumes... Qu’entendiez- vous par là ?
Dès mes débuts, mes collections mêlaient le streetwear et le tailoring. Je mélangeais des tee-shirts, des hoodies, des slogans, bref, une culture adolescente, avec un élément plus formel. Mes mannequins étaient très jeunes, et je refusais de leur faire porter quelque chose qu’ils n’aimaient pas. Nous avions donc un dialogue à ce sujet. Je ne demandais jamais à un jeune de porter un costume s’il n’était pas à l’aise dans ce look. Et bien sûr, plus ils étaient jeunes, moins ils aimaient les costumes. Mais souvent, ils revenaient vers moi quelques années plus tard, alors qu’ils avaient fini leurs études. Ils passaient me voir au bureau et ils me disaient : “Tu te souviens de ce costume que je n’avais pas voulu mettre il y a quelques années ? Tu l’as toujours ? Parce que j’ai un entretien d’embauche, et j’aimerais bien le porter.” C’était très intéressant pour moi.
Aujourd’hui, le mélange du streetwear et du tailoring est le langage naturel de la jeune génération d’hommes. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Je ne sais pas... Un look 100 % sportif, ce n’est pas mon truc, et un look 100 % formel, ce n’est pas mon truc non plus. Je ne sais pas l’expliquer, ce mélange m’est venu très naturellement. Aujourd’hui, c’est ce qui domine la mode masculine, mais cela pourrait changer demain. J’ai lu certaines de vos questions avant l’interview, et vous comprendrez bien que c’est compliqué pour moi d’en parler, mais bien sûr, je suis conscient d’avoir eu une influence sur ce qui est proposé actuellement. À un moment, cela a pu m’agacer, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, car si vous regardez les décennies passées, vous constaterez par exemple que dans les années 60, le style de Pierre Cardin, celui de Courrèges et celui de Paco Rabanne pouvaient sembler très proches. Ce qui compte, au final, c’est de durer, et je suis très fier d’être considéré comme un créateur toujours pertinent vingt-cinq ans après les débuts de ma marque.
A$AP Rocky, le leader d’une nouvelle scène hip-hop plus sophistiquée, est un fan absolu de vos créations...
... et je suis aussi fan de lui, c’est quelqu’un de fantastique. Il s’est libéré des clichés du rap. Il ne s’est pas laissé emprisonner par tous les codes et les contraintes que ce genre musical a pu se créer en termes de présentation de soi. Rakim – c’est son vrai nom – est une personne adorable, et un ami. Je l’aime vraiment beaucoup. Les gens qui l’entourent sont adorables aussi. Un jour, nous avons déjeuné ensemble à New York, et l’un de ses amis était là. Il m’a dit : “J’adore ce que vous faites. Vos graphismes, vos messages...” Il a soulevé son tee-shirt... et son corps était entièrement tatoué de messages et de graphismes issus de mes collections. J’étais scié.
À travers son positionnement, A$AP Rocky incarne un équilibre unique entre une culture avant- gardiste et une culture démocratique. Est-ce quelque chose que vous partagez tous les deux ?
Je ne sais pas, je l’espère. Mais trouver un équilibre entre ces deux pôles fait bien partie de mon projet, car j’ai toujours souhaité communiquer avec des personnes jeunes. Mon label étant indépendant, je savais que je ne pourrais pas entrer en compétition avec des marques plus installées, en termes de prix.
Il était donc crucial pour moi de proposer des tee-shirts et des hoodies qui reflètent parfaitement toute la philosophie de ma marque. Ainsi, nous pouvons inclure dans notre univers des jeunes gens qui ne sont pas nécessairement très fortunés et qui veulent faire partie de notre monde. Quand j’étais adolescent, j’avais ce même rapport avec les vêtements d’Helmut Lang. Je me reconnaissais dans cet univers, je ressemblais aux images que proposait la marque. Les gens pensaient que j’étais entièrement habillé en Helmut Lang, mais en général, une seule pièce de mon look, souvent achetée aux puces, était vraiment signée du label, et pour le reste je bricolais de façon à créer une allure ressemblante. C’est pourquoi j’ai toujours voulu faire en sorte de ne pas me couper de la jeunesse et de proposer des pièces qui lui soient accessibles.
Parallèlement à cet ancrage démocratique, vous avez collaboré avec des artistes pointus tels que Sterling Ruby ou Brian Calvin.
Il est très naturel pour moi d’être connecté aux idées qui traversent mon époque. J’ai commencé à collectionner des pièces de Sterling avant de l’avoir rencontré. Sa galerie a proposé de nous présenter. C’était il y a quinze ans déjà, et nous sommes très proches aujourd’hui. Je connais bien sa famille, ses enfants. Notre collaboration est donc née d’une vision partagée. Pour que je m’allie à un autre créatif, il faut qu’il y ait une forme de logique et d’authenticité dans notre rapprochement. Je n’ai jamais envisagé qui que ce soit sous un angle purement “business”, je n’aime pas ça. Par exemple, la Fondation Mapplethorpe m’a abordé, et c’était un vrai choc pour moi parce que je suis un grand fan de Robert Mapplethorpe. N’ayant aucune forme de connexion avec lui, je ne me serais jamais permis de les contacter. Ils m’ont expliqué qu’ils demandaient à différents créatifs de poser un regard de curateur sur son œuvre. Ils m’ont contacté suite à ma collaboration avec Sterling parce qu’ils ont vu que mon approche respectait le travail des artistes.
Quelle a été l’inspiration de votre collaboration avec la Fondation Warhol, à l’époque où vous officiiez chez Calvin Klein ?
Lorsque j’ai pris mes fonctions chez Calvin Klein, Donald Trump venait d’être élu président des États-Unis. J’avais convaincu plusieurs de mes collaborateurs de me suivre dans cette aventure, et notre expatriation outre-Atlantique commençait donc
d’un bien mauvais pied. Depuis mon tout premier défilé, tout mon travail chez Calvin Klein n’a été qu’un commentaire sur le climat politique et sur la façon dont, en tant qu’Européen, je percevais la beauté et l’horreur des États-Unis. C’est de là qu’est née la collaboration avec la Fondation Warhol. Il faut rappeler qu’Andy Warhol lui-même avait spécifié qu’il voulait voir son œuvre réinterprétée par différents artistes. De plus, tout l’argent collecté par la Fondation à travers ces projets collaboratifs est utilisé pour soutenir des artistes. C’est en partie cela qui m’a intéressé, en plus du fait que l’œuvre de Warhol entrait tellement parfaitement en résonance avec le propos que je souhaitais développer.
Que vous inspire l’état actuel du système de la mode, si on le compare à l’époque où vous avez lancé votre marque ?
Il est très difficile pour moi de vous répondre car j’ai peur de ne pas me montrer très positif. Je préférais les années 90, et cela est dû en grande partie aux créateurs qui officiaient alors. Mais je ne veux pas avoir l’air d’un vieil homme pleurnichard ! Je me sens optimiste car je me suis donné les moyens de faire face à un avenir incertain : en termes de pensée et de langage créatif, je me sens à ma place. Mais en ce qui concerne la structure d’ensemble de la mode, le système est fracturé, les gens sont inondés de collections et d’informations... Je pense qu’il est bon que les choses ne soient pas toujours si transparentes, si visibles. Auparavant, la mode était plus mystique. Je ne veux pas dire plus exclusive ni plus mystérieuse, mais vraiment plus mystique. Évidemment, je veux vendre des vêtements, mais je refuse d’être pris dans une spirale infernale. Vendre, ce n’est pas difficile. Ce qui l’est, c’est de prendre un risque en faisant une proposition moins évidente à aimer dès le premier regard, qui demande du temps pour être comprise. C’est pourquoi je ne tiens pas à ce que ma marque se développe excessivement : j’ai la possibilité, à l’échelle à laquelle j’opère, de ne pas diluer mes idées. La mode devrait être une proposition pour l’avenir. J’ai travaillé au sein des plus grandes maisons et je sais bien
que lorsqu’une marque grossit, les choses deviennent plus difficiles. Cela amène à se poser de vraies questions : est-ce que faire de la mode, ce n’est que faire des vêtements ? Ou s’agit-il aussi d’avancer des idées ? Je pense que, par définition, je suis un créateur de high fashion. Ce qui ne revient pas à juste dessiner des vêtements. Ce sont deux choses différentes.
Vous avez dit récemment que les marques, aujourd’hui, peuvent connaître le succès sans se montrer créatives.
Tout à fait, on voit bien aujourd’hui que des marques peuvent fonctionner sur la seule base du marketing. Dans les années 70 et 80, le pouvoir était entre les mains des créateurs. Un jour, j’expliquais à une journaliste du New York Times, Amy Spindler, qu’une seule mauvaise critique écrite au sujet d’un de mes défilés pouvait suffire à me démoraliser. Elle m’a répondu : “Vous devez cesser de vous dévaloriser ! N’oubliez pas que la mode est une chaîne alimentaire : nous avons besoin des créateurs pour pouvoir écrire des critiques, vendre des vêtements, etc.” Aujourd’hui, les choses ont changé et la mode peut vraiment exister sans grands créateurs. Cela changera sans doute de nouveau.
Votre collaboration avec Prada, où vous partagez les responsabilités créatives à parts égales avec Miuccia, est unique en son genre. Était-il évident pour vous d’accepter cette proposition ?
Après être revenu à Anvers, suite à mon retour de New York, je me suis dit que je ne voulais plus travailler pour une autre maison que la mienne. D’un autre côté, je me disais que si je devais accepter une place, ce serait chez Prada. C’est alors que Miuccia et Patrizio [Bertelli, mari de Miuccia Prada] m’ont appelé. Je les connais bien puisqu’ils m’avaient fait venir chez Jil Sander, dont ils étaient propriétaires à l’époque. Et depuis lors, nous étions restés en contact. Notre collaboration chez Jil Sander était si naturelle et si fluide que je n’ai jamais retrouvé la même chose dans une autre maison. Nous avons donc commencé à dialoguer, et je me sentais très à l’aise, contrairement à ce que j’avais connu dans d’autres maisons où ces pourparlers sont très impersonnels, à l’image du système actuel de la mode. Nous nous sommes livrés ensemble à un brainstorming. Nous avons échangé librement. Leur pensée est si élevée, tellement riche de culture. C’est ce qui est déterminant pour moi. Les débuts de notre collaboration ont bien sûr été compliqués à cause de la Covid. Miuccia et moi, nous nous sommes parlé sur Zoom. Mais maintenant que nous avons pu nous retrouver, c’est une expérience très excitante. Travailler à ses côtés est unique, je ressens à la fois une incroyable électricité et une aisance totale. C’est un peu magique, et inexplicable.