Depuis le lancement de sa marque Off-White en 2013, Virgil Abloh a fait rayonner sa vision bien au‐delà de la mode, s’imposant plus qu’un créateur comme un véritable visionnaire. Idole de la génération Z, l’Américain natif de Rockford (Illinois) s’illustre par la multiplicité de ses territoires d’expression : la mode, le design, l’art, la musique... Postmoderne dans son approche,il envisage la création d’une manière radicalement nouvelle, croisant avec brio les disciplines, les références culturelles et artistiques, pour réinventer son époque. Ainsi, plutôt que de chercher à composer des collections, des meubles ou des œuvres qui n’émaneraient que de sa propre subjectivité, le directeur artistique assume et revendique de travailler à partir de fragments existants de notre culture.
C’est d’ailleurs en tant que DJ – mixant des morceaux, retravaillant les sons pour faire émerger une nouvelle œuvre – qu’il a commencé à s’exprimer pendant son adolescence. Dans son approche créative, le brillant directeur artistique opère plutôt comme un producteur de musique électronique, à partir d’échantillons ou de samples, sur lesquels il pose un regard nouveau. Élément fondateur du hip‐hop depuis son éclosion à la fin des années 70, la pratique du sampling (composer un morceau à partir d’échantillons de musique préexistants) s’est ensuite largement répandue dans la culture musicale dans les années 90, les artistes prenant plaisir à citer, à détourner des sons, des paroles caractéristiques d’autres artistes auxquels ils faisaient ainsi explicitement référence. Lorsque nous évoquons l’importance de ce phénomène avec lui, il confirme : “Peut-être faut-il voir l’explosion du hip-hop comme une métaphore de la démocratisation artistique. Composer à partir de samples, ces véritables morceaux de culture, c’est comprendre que la création est illimitée.” Nulle création n’émerge du néant, chaque créateur est inspiré par ceux qui l’ont précédé, qu’il a admirés, et s’appuie sur cet héritage, ce que résumait Virgil Abloh lui‐même dans les notes accompagnant son premier défilé pour Louis Vuitton en définissant l’innovation en ces termes : “3 % de nouveauté sont suffisants pour transformer un un objet ordinaire en une création intéressante.”
“Cela prendra du temps, mais nous nous battrons, moi le premier, pour donner la parole à ceux que l’on cache, pour qu’enfin le système économique puisse ressembler au monde réel. La diversité dans la mode n’a rien d’une technique marketing. Nous cherchons simplement à donner la parole aux invisibles afin qu’ils puissent enfin exprimer leur avis.”
Aujourd’hui, le créateur est exposé au musée d’Art contemporain de Chicago, invité par la prestigieuse université Harvard pour y livrer son approche aux étudiants à travers des conférences, et interviewé sur sa vision dans les plus grands magazines d’art contemporain. Toutes les institutions s’arrachent ce charismatique orateur emblématique de notre époque où la culture pop et la culture académique s’hybrident dans la culture digitale et la profusion des données. Dans cette nouvelle ère, Virgil Abloh, qui envisage les champs créatifs de façon transversale, fait office de penseur, voire de prophète d’un monde en recomposition. Son grand talent réside dans son affinité naturelle avec le Zeitgeist, cet insaisissable “esprit du temps”.
Le défilé Louis Vuitton homme automne-hiver 2021.
C’est à partir de cette conscience aiguë de ce qui plaît, de ce qui fait sens aujourd’hui, qu’il excelle à identifier, dans une création passée, ce qui peut à nouveau nous parler, nous émouvoir et éveiller notre intérêt. Transposant l’esprit solidaire du hip‐hop où les artistes s’invitent les uns les autres sur leurs albums respectifs, Virgil Abloh multiplie à son tour les collaborations, cherchant à enrichir sa propre création du regard d’autres personnes qu’il respecte, issues des horizons les plus divers, qu’il s’agisse d’artistes ou même de marques iconiques. Il a ainsi noué des rapprochements aussi bien avec Nike, Moncler, Converse, Rimowa, Evian ou Ikea, qu’avec les artistes Takashi Murakami et Carsten Höller...
Plus qu’une expression artistique, le hip‐hop se révélait aussi un mouvement politique. N’est‐ce pas ce big bang qui, inspirant Virgil Abloh depuis ses débuts, l’a ainsi conduit à propulser le streetwear dans les plus hautes sphères du luxe ?
En février 2021, la marque Off-White dévoilait un nouveau projet caractéristique de l’émulation créative prônée par le designer. Pour présenter sa collection printemps‐été 2021, il dévoilait en effet l’incroyable plateforme digitale Imaginary TV. Rappelant la chaîne musicale MTV qu’il regardait pendant sa jeunesse, elle diffuse en continu des vidéos réalisées par des artistes du monde entier (peintres, performeurs, musiciens... ) invités par Virgil Abloh. Loin de percevoir l’ère numérique comme un monde désincarné, ce dernier y voit au contraire un extraordinaire outil de mise en relation des hommes, un formidable moyen de faire rayonner des personnalités ou de populariser des œuvres méritant d’être plus largement connues du grand public. De nombreux artistes africains sont ainsi représentés sur ce site novateur. Ou encore la danseuse de l’Opéra de Paris Letizia Galloni, qui fait partie des cosignataires du fameux “manifeste de la diversité” qui a secoué la prestigieuse institution au début de l’année. Car Virgil Abloh, dont les parents sont originaires du Ghana, entend bien utiliser sa position actuellement prééminente pour ouvrir la voie à des talents de toutes origines, qui, encore trop souvent aujourd’hui, ont pu être freinés dans leur parcours en raison de leur appartenance culturelle ou de leur couleur de peau.
Cet engagement en faveur de la diversité était central dans le défilé qu’il présentait en janvier pour la collection masculine automne‐ hiver 2021 de Louis Vuitton. Pandémie mondiale oblige, celui‐ci prenait la forme d’un film diffusé en streaming sur le site de la maison française. On y retrouvait les références chères au créateur, notamment un hommage à Mies van der Rohe, auquel le directeur artistique, architecte de formation, voue une grande admiration. Ce défilé‐ vidéo donnait la mesure du talent de Virgil Abloh, révélant toute la maestria de ce créateur issu du monde de la pop culture. En mariant les codes de l’art contemporain, du hip‐hop et du luxe, ce court‐métrage donnait une dimension inédite à l’exercice difficile du défilé digital, devenu incontournable depuis le début de la pandémie.
Dans un espace minimaliste cloisonné de marbre vert, un homme noir marche, droit devant lui, d’un pas ferme et déterminé, une mystérieuse mallette argentée en main. Cet homme résolu, qui avance à grandes enjambées, n’est autre que le poète afro‐américain Saul Williams, déambulant dans ce décor aussi élégant qu’étrange et onirique où la réalité et l’imaginaire semblent se confondre, comme dans un film de David Lynch. Tel un sage contemplant le monde, il croise sur son chemin des silhouettes en costume ou manteau droit – parfois twistés de boutons en forme d’avion ou de faux plis faussement négligés – et des mannequins au look excentrique, comme ce manteau miroir argenté, frappé sur toute sa surface du logo Louis Vuitton. Au fil de ses pas, la voix de Saul Williams égrène des patronymes, comme des mantras : “Au nom d’Akhenaton, (Frida) Kahlo, (Walt) Whitman, (James) Baldwin, (Allen) Ginsberg, (Patrice) Lumumba, Gandhi, (Billie) Holiday, (Miles) Davis, (John) Coltrane, (Toni) Morrison, (Janis) Joplin, (Jimi) Hendrix, (Duke) Ellington, (Federico) Fellini, Néfertiti...”
Ce saisissant clip-défilé est aussi impressionnant en raison de sa beauté formelle que par le message qu’il véhicule. En effet, sa source d’inspiration, expressément revendiquée, est l’essai Stranger in the Village, [L’Étranger dans le village], un livre publié par le célèbre écrivain James Baldwin en 1953, dans lequel il fait le récit de ses expériences de visiteur afro‐ américain dans la commune suisse de Loèche‐ les‐Bains... dont les habitants n’avaient encore jamais rencontré d’homme de couleur.
“La diversité n’est pas seulement une question de genre et d’ethnie.”
Si, de son côté, la mode se montre depuis longtemps ouverte à la diversité, Virgil Abloh fait tout de même partie des rares personnes de couleur à avoir atteint les sommets de sa hiérachie. Et depuis que les manifestations contre le racisme ont pris une envergure de premier plan, avec la mort de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, le créateur ne cache plus son désir d’aider sa communauté. Cette volonté, même si elle n’était pas aussi clairement affichée, était déjà présente dans la façon dont le créateur invitait la jeunesse parisienne (les kids amateurs de culture street) aux défilés de sa marque Off‐White. Au‐delà d’une petite élite privilégiée, c’est toute une jeunesse diverse, qui ressemble à la photographie – réelle – de la société française actuelle, qui se côtoie sur les bancs de ses shows dans le cadre de la Fashion Week parisienne.
Dans sa collection printemps-été 2021 pour Off-White, le directeur artistique élargissait son désir d’inclusivité en questionnant les codes genrés traditionnels, s’inspirant, pour ce faire, de la façon dont la garde‐robe masculine des hommes africains inclut souvent des dérivés de jupes. Mais la mode peut‐elle se contenter de “montrer” des gens issus de la diversité en criant haut et fort son amour de la différence et de l’inclusion, ou doit‐elle profondément réformer son système afin d’offrir à qui que ce soit la chance d’accéder à un poste clé, à l’instar du fondateur d’Off‐White ? “Cela prendra du temps, beaucoup de temps, soupire‐t‐il. Mais nous nous battrons, moi le premier, pour donner la parole à ceux que l’on cache, pour qu’enfin le système économique puisse ressembler au monde réel. La diversité dans la mode n’a rien d’une technique marketing. Nous cherchons simplement à donner la parole aux invisibles afin qu’ils puissent enfin exprimer leur avis sur la façon dont on les montre, dont on les idéalise, dont on les exploite.”
Si le goût du créateur pour les collaborations rappelle le monde du hip‐hop, le rapprochement avec cet univers musical s’impose aussi à un autre égard : le vent de fraîcheur et de diversité que Virgil Abloh fait aujourd’hui souffler sur le monde. En effet, dès les années 70, le rap, les DJ, la breakdance, le graffiti et le beatboxing ont permis, outre‐Atantique, de mettre en lumière des individus appartenant aux minorités et aux classes sociales populaires. Le hip‐hop, plus qu’une expression artistique, se révélait aussi un mouvement politique. N’est‐ce pas ce big bang qui, inspirant le brillant designer depuis ses débuts, l’a ainsi conduit à propulser le streetwear dans les plus hautes sphères du luxe ?
D’ailleurs, promouvoir la diversité implique- t-il toujours d’être radical ? “Selon moi, il s’agit moins d’être radical que d’être honnête, confie‐t‐il. Honnête vis-à-vis de l’histoire du monde telle qu’elle est réellement, et non telle qu’elle nous est racontée depuis des années. C’est une démarche holistique. Je ne considère pas la diversité comme un simple élément annexe qui traverse mon travail, mais comme l’une de ses composantes essentielles. Elle se voit concrètement dans les histoires que je raconte, dans les images que je diffuse et les gens que j’embauche.”
C’est ce qui a notamment poussé Virgil Abloh à lancer le Fonds Post-Modern – en partenariat avec, entre autres, Evian, Farfetch, Louis Vuitton et le Fashion Scholarship Fund –, qui lui a permis de récolter un million de dollars pour financer des bourses attribuées aux étudiants noirs qui suivent des études dans la mode. “J’ai toujours passionnément voulu donner à la jeune génération les mêmes chances que celles que j’ai eues, et grâce auxquelles j’ai pu bâtir mon propre succès”, explique‐t‐il sur le site du Fashion Scholarship Fund. Utiliser son statut pour ouvrir des portes aux autres plutôt que de les fermer : voilà la démarche de celui qui est intimement convaincu du pouvoir de la différence. “La diversité n’est pas seulement une question de genre et d’ethnie”, conclut‐il.