Numéro Homme : Alessandro, vous êtes décidément un homme plein de mystère. Je crois que la page Wikipédia de ma stagiaire de l’ÉFAP est plus fournie que la vôtre.
Alessandro Michele : Vraiment ? Vous croyez ? [Rires.]
Pourquoi accordez-vous si peu d’interviews ?
Pour moi, c’est déjà trop. Je ne vais pas vous dire que je suis timide – parce que ce n’est pas le cas – ni que je n’aime pas m’étaler dans la presse, mais, lorsqu’on est créateur – ou de façon plus générale lorsqu’on fait un métier artistique –, je trouve toujours un peu étrange de se placer personnellement sous le feu des projecteurs. Bien souvent, il me semble que cela vous éloigne de votre travail.
Qu’avez-vous donc à cacher ?
Absolument rien. Et je n’essaie pas non plus de me préserver de quelque manière que ce soit. Mais une journée n’a que vingt-quatre heures, et je bosse comme un dingue. Chacune de ces heures doit être consacrée à une activité différente parce que Gucci est une énorme entreprise. Et quand je ne travaille pas, j’essaie d’avoir une vie – ce qui ne consiste pas nécessairement à passer mon temps en compagnie des journalistes. Pour autant, je comprends que donner des interviews fait aussi partie intégrante de mon job : je préfère donc en accorder moins, et privilégier l’échange.
Parmi les questions récurrentes des journalistes, quelles sont celles qui vous exaspèrent ?
Rien ne me dérange vraiment, mais il y en a quand même une qui revient sans cesse : “Comment se sont passés vos débuts chez Gucci ? Avez-vous réellement mis sur pied votre première collection en cinq jours, six jours, une semaine ?” Rayez les mentions inutiles...
Et donc ?
[Rires.] C’est vrai. Je n’ai eu que cinq jours pour sortir ma première collection masculine. Je précise en outre que j’ai dû consacrer le cinquième au casting et à l’aménagement du lieu.
Comment est-il humainement possible de pondre une collection en cinq jours à peine ?
Je le redis, l’entreprise est immense, ce qui vous donne la possibilité de faire énormément de choses en très peu de temps. Évidemment, les équipes ne peuvent pas commencer à produire tant que vous n’avez pas en tête une idée de ce que vous voulez, mais dès que vous l’avez, elles sont capables de faire à peu près tout ce qui est imaginable.
Avez-vous envisagé plusieurs directions possibles pour la maison avant d’opter pour cette androgynie maximaliste et déjantée qui est devenue votre marque de fabrique ?
Non. Je suis allé droit au but. La question était d’ailleurs moins de trouver des idées que d’obéir à mon ressenti. Et en l’occurrence, je ne ressentais qu’une seule chose, donc c’était tout vu. Je savais ce que je voulais pour moi, je savais ce que je voulais pour la marque – et c’est d’emblée ce que j’ai visé. Prétendre être autre chose que ce que vous êtes, ça ne sert strictement à rien.
“J’ai toujours su que j’étais ‘spécial’, mais je n’avais pas vraiment identifié les raisons de cette différence jusqu’à ce que je tombe amoureux d’un garçon, à 22 ans. J’étais ravi de me dire qu’en sortant avec des filles et des garçons, je ne me fermais aucune porte, et que ça augmenterait mes chances de rencontrer quelqu’un.”
Vous étiez populaire dans la cour de récré ou étiez-vous plutôt le vilain petit canard ?
On ne peut pas dire que je passais inaperçu, c’est certain – notamment à cause de mes tenues d’hurluberlu. Une partie des gamins adoraient, les autres se moquaient de moi. Dans l’enfance, être différent n’est jamais simple, mais je suis fier de pouvoir dire qu’avec le temps je suis resté fidèle à ce que j’étais et que je n’ai jamais cédé à la pression de mes pairs. Je me fiche de ce que les gens pensent de moi. De ce point de vue-là, je n’ai pas changé : je reste au contact de ceux qui m’aiment, et j’ignore en bloc tous les autres.
À quel âge avez-vous pris conscience que, sexuellement, vous préfériez les garçons?
Ça, c’est venu assez tard. J’ai toujours su que j’étais “spécial”, mais je n’avais pas vraiment identifié les raisons de cette différence jusqu’à ce que je tombe amoureux d’un garçon, à l’âge de 22 ans. Ça a été merveilleux, parce que tous mes amis et mes proches m’ont soutenu à fond à ce moment-là. J’étais ravi aussi de me dire qu’au moins, en sortant avec des filles et des garçons, je ne me fermais aucune porte – et que ça augmenterait d’autant mes chances de rencontrer quelqu’un.
“Pour ma part, je m’attendais à me faire virer de chez Gucci immédiatement après ma première collection. Je pensais qu’on allait me dire de rassembler mes affaires et de dégager, comme un vulgaire coup d’un soir qu’on n’a pas envie de retrouver au réveil.”
Dans quelle mesure est-il compliqué de rester fidèle à soi-même quand on est à la tête d’un colosse comme Gucci, qui brasse des milliards d’euros [huit milliards en 2018] ?
Au contraire, c’est très simple. Si la marque a tant de succès, c’est précisément parce qu’ils m’ont autorisé à être vraiment moi. Et à ce stade, ils ont probablement pris conscience qu’il pouvait être dangereux d’essayer de me faire changer.
Quels sont les créateurs que vous admirez dans la mode contemporaine ?
J’aimais vraiment, vraiment beaucoup Alexander McQueen, l’un des stylistes les plus incroyables, les plus intenses, les plus puissants – toutes époques confondues. Son influence se fait encore largement sentir dans le monde de la mode, et, d’une certaine manière, j’ai l’impression qu’il est encore parmi nous.
Et qui méprisez-vous en particulier ?
Je pense très peu aux gens que je n’aime pas. C’est une perte de temps, et je n’aime pas perdre mon temps. Je suis comme ça, c’est tout. Cela dit, maintenant que vous abordez le sujet, il y en a probablement quelques-uns. [Rires.]
Découvrez l’interview d’Alessandro Michele dans son intégralité dans le Numéro Homme 37, disponible en kiosque et sur iPad.