Un léger accent québécois, une paire de sneakers Salomon XT-6 noire sans égratignure et un sourire jusqu'aux oreilles… il a l’allure du gendre parfait. Arrivé il y a quatre ans chez Salomon après avoir accepté le poste de directeur des projets spéciaux du label sportswear presque sur un coup de tête, dans un terminal d'aéroport, Jean-Philippe Lalonde s'est, depuis, installé à Paris. C'est ici qu'il imagine ses modèles, au croisement de la sneaker ultra esthétique et de la basket de sport pensée pour le confort des athlètes. Passé à la tête de la gamme Advanced de Salomon – la ligne qui conjugue mode et performance –, le Canadien a initié une série de collaborations aussi bien avec des labels pointus qu'avec des marques de prêt-à-porter ou des concept-stores branchés. En 2016, il lance une paire de XT-6 (le modèle le plus iconique pouvant être comparé à la Air Max Plus de Nike) en collaboration avec The Broken Arm, une boutique du Marais spécialisée dans la mode d'avant-garde, et deux ans plus tard, l'une de ses créations se retrouve propulsée au Pitti Uomo dans le cadre du show des labels en vogue Undercover et The Soloist, une belle consécration de son travail. Numéro a rencontré cet “anti-designer” dont les modèles de chaussures s'imposent dans le tout-Paris autant qu'aux pieds des célébrités, de Rihanna à Kanye West.
Numéro : Il y a quelques semaines, je me suis découvert une passion pour le running grâce à une paire de Salomon XT-6…
Jean-Philippe Lalonde : C’est génial ! Et c’est exactement ce que l’on recherche chez Salomon : oui, on cultive un côté “mode”, même esthétique, en souhaitant toujours dessiner une basket parfaite, mais il ne faut pas oublier les valeurs que porte la marque. L’identité principale et historique de Salomon c’est la nature, l’outdoor et la performance. Donc à travers nos collections Advanced – distribuées dans plusieurs boutiques “branchées” à travers le monde –, il s’agit de permettre à quelqu’un qui achète une paire de XT-6 en ville, de la porter pour aller au bureau et, un jour, de réaliser que cette paire de chaussures est une paire de running.
Ces derniers temps, la plupart des baskets sont conçues pour l'esthétisme plutôt que pour la performance. Les sneakers ne sont plus du tout pensées pour courir, alors que c’est quand même leur utilité initiale !
Il faut garder en tête que pour nous, même si elle est conçue à des fins esthétiques, la paire de sneakers nécessite énormément de ressources d’innovation et de production, c’est un processus long… Donc c’est dommage qu’elle soit devenue un objet de consommation qui vit pendant une semaine et correspond à une tendance. Chez Salomon la chaussure est faite pour durer, d’abord physiquement – elle est très solide – mais aussi dans le temps, elle va au-delà des tendances.
Lorsque vous êtes arrivé chez Salomon, aviez-vous en tête d'emmener cette marque historiquement ancrée dans la performance et le sport vers les magasins les plus branchés du Marais ?
Quand je suis arrivé chez Salomon, ce processus venait juste d'être amorcé. Une collaboration avec The Broken Arm [concept store du 3e arrondissement parisien spécialisé dans la mode d’avant-garde] avait été initiée, mais il n’y avait pas de suite prévue à ce projet. Une chaussure avait aussi été conçue avec le créateur Boris Bidjan Saberi pour la Fashion Week printemps-été 2017. J’ai voulu pérenniser ces collaborations et quatre ans plus tard, Salomon Advanced est distribué chez The Broken Arm ainsi que chez Footlocker. C’est immense comme avancée !
Était-ce là une façon de marquer votre empreinte à votre arrivée ?
Quand on amorce un virage, il doit s'inscrire dans la continuité de ce qui existe déjà. Dans mon cas, il ne s'agissait pas de créer un nouveau Salomon ou un Salomon pour la ville, je voulais sublimer l’existant. Les bases de la marque sont très belles, précises, techniques et fonctionnelles. Il n'était pas question pour moi de tout bouleverser. Les premières chaussures que l’on a créées pour la collection Advanced – destinées à des magasins comme The Broken Arm ou Dover Street Market –, ça a surtout été un travail de recolorisation : sur la XT-6, on est passé d’une chaussure hyper sportive qui est rouge, noire et blanche, à quelque chose de totalement différent en remplaçant ces couleurs par du noir, du bleu, du vert et du jaune.
Et cette chaussure a finalement été portée par Rihanna…
C’était il y a deux ans. Je me suis réveillé un matin avec des dizaines de messages sur mon téléphone, puis j'ai découvert cette photo sur Instagram. Et ce n’est pas une chaussure qu’on lui a envoyée gratuitement, elle a vraiment acheté la paire avec son argent ! C’est mythique aujourd’hui pour moi, ça représente le jour où Salomon est devenu un label streetwear.
Puis, Rei Kawakubo, la célèbre fondatrice du label Comme des Garçons, vous a ensuite appelé pour co-créer une chaussure pour leur défilé printemps-été 2021... La sneaker Comme des Garçons x Salomon est à plateforme, très “mode” et pointue. Vouliez-vous absolument aller à l’encontre du mainstream qui est plutôt normcore ?
Cette chaussure est extrême pour Salomon parce qu’on n’a jamais fait de chaussure à plateforme. Je suis donc très curieux de voir la réaction des gens une fois qu’elle sera en magasin ! Ce modèle provenait des archives de Rei Kawakubo : la chaussure initiale est sortie au printemps 2013 et on ajouté l’identité “sport” de Salomon à ce modèle existant. L’idée n’était pas de faire de faire une chaussure “pointue”, mais plutôt d’imaginer un objet d’art. On vit une période maussade, la créativité n’est pas au beau fixe, les plaisirs de la vie quotidienne s’effacent. Cet objet, c'est comme un astéroïde qui passe, hyper plaisant et beau. On a voulu mettre en avant l’émotion plutôt que de faire une opération commerciale.
Il y a aussi une autre paire, qui ressemble plus à une ballerine qu’à une sneaker.
Au départ, c’est l’une des chaussures favorites de Rei Kawakubo, un modèle de Salomon acheté chez The Broken Arm qu’elle porte presque quotidiennement et qu’elle a transformé pour qu'il colle à l’univers de Comme des Garçons.
Cette chaussure sera peut-être revendue très cher sur StockX – la plateforme de vente de sneakers considérée comme une Bourse du streetwear. Vous saviez qu’une paire de Jordan qui avait été portée par Michael Jordan lui-même a été revendue aux enchères pour 615 000 dollars ?
615 000 dollars, c’est pas assez ! [rires] En fait, ça fait partie de la “sneaker culture”, ça ne me surprend pas. Il y a certaines paires de Salomon sur StockX, surtout celles liées à la “hype”, comme par exemple la collaboration avec Palace [label iconique dédié à la culture skate]. Les chaussures avec Comme des Garçons pour le printemps-été 2021 sont déjà cataloguées sur Stock X alors qu’elles ne sont même pas disponibles en boutique ! Ça m’a frappé, je me suis dit qu’on avait peut être déclenché quelque chose dont on n’est pas encore conscients et qui va un peu à l'encontre de tout ce qu’on veut créer avec le projet, c'est-à-dire ne pas faire ce que l'on pourrait qualifier d'opération commerciale.
Donc les collaborations avec AriZona Iced Tea (comme l’a fait Adidas) ou Lidl (qui a lancé une paire qui s’est vendue plus de 1200 € sur eBay) ne vous intéressent pas?
[Rires]. En fait, il y a deux écoles. Certaines marques veulent faire des collaborations qui vont se vendre par milliers, mais ça encourage une consommation qui est vide de sens. Nous, on veut garder une ligne directrice sur nos collaborations et être précis. La chaussure doit s'inscrire dans la durée et être achetée pour les bonnes raisons. Je m’en fiche qu’une paire soit sold out la première semaine, je veux créer un objet qui n’est pas ancré dans la culture du “hype” mais vraiment dans une consommation responsable.
Les deux paires Salomon x Comme des Garçons sortiront au printemps prochain.