Juillet 1971 : à Londres, le magazine Harper’s & Queen consacre une couverture et un éditorial de six pages au "premier défilé londonien du jeune et brillant créateur japonais Kansai Yamamoto", qui vient de fonder son label. Sur des photos de Hiroshi, la mannequin Marie Helvin, maquillée à outrance en rose vif arbore perruques rouges, manteaux matelassés géants, immenses dessins d’animaux fantastiques, pantalons aux courbes radicales, et bottes à plateforme en PVC. “C’est un tout nouveau concept d’habillement, proclame le magazine, et c’est pour cette raison que nous estimons que Kansai Yamamoto aura un impact énorme sur le monde de la mode.” Personne ne se doute, à ce moment-là, qu’un certain David Bowie tombera sur un exemplaire du magazine alors qu’il enregistre à l'époque l’album Hunky Dory. Séduit par le travail audacieux du créateur japonais, il fera copier ses bottes en PVC, encore trop chères pour lui, par un bottier du Sud de Londres avant de pouvoir s’offrir son justaucorps en cuir peint, en soldes, dans sa boutique londonienne. Entre temps, les cheveux blonds du chanteur britannique deviennent rouges vif et son alter-ego Ziggy Stardust fait son apparition.
Il faudra attendre l'année 1973 pour que Kansai Yamamoto et David Bowie fassent officiellement connaissance. Au moment de la Saint Valentin, le créateur japonais se rend à New York pour offrir au chanteur quelques tenues spécialement conçues pour lui, qu’il portera lors de sa tournée “Aladdin Sane”. Parmi ces présents se trouve une combinaison asymétrique en maille à motifs, accompagnée d’une longue cape décorée de kanji — caractères sino-japonais — à la signification bien particulière : se lisant phonétiquement "David Bowie", les écritures signifient "celui qui balance les mots avec fougue". Ziggy Stardust a trouvé son uniforme. “[Ces vêtements étaient] tout ce que je voulais qu’ils soient et plus encore, commente le chanteur à l'époque. Fortement inspirés par le kabuki et les samouraïs, ils étaient scandaleux, provocants et incroyablement chauds à porter sous les projecteurs.” À cet instant, la prophétie du Harper’s & Queen prend tout son sens et la mode s'apprête à vivre un moment historique.
Fashion in Motion : Kansai Yamamoto, au Victoria & Albert Museum à Londres en 2013.
Car si David Bowie popularise ses tenues extravagantes, Kansai Yamamoto n’en est pas moins le premier créateur japonais a avoir présenté une collection à l’étranger. Avant les plissés de Issey Miyake, présentés pour la première fois en France en 1973, et les pièces déconstructivistes de Rei Kawakubo pour Comme des Garçons, le jeune homme importe en 1971 une nouvelle vague créative de la mode nippone en Occident – ce qu’il appellera ensuite “la qualité orientale en moi” – à travers un premier défilé à Londres. Emblématiques du basara, l’art de s’habiller librement et avec extravagance au Japon, ses créations puisent leurs références dans le kabuki, théâtre japonais traditionnel. Ainsi, les vêtements s’attachent par un système de ficelles et permettent de s’en défaire presque instantanément pour révéler une autre tenue, à la manière dont les acteurs changent de costume de scène. Des motifs à l'apparence de masques guerriers ou de fleurs étranges viennent se dessiner sur des combinaisons, sa spécialité, qui se déclinent de la maille au lamé en passant par le satin matelassé.
“Mes vêtements n’ont pas de sens pour quelqu’un qui aime le chic, commentera Kansai Yamamoto à l’ouverture de sa boutique sur Madison Avenue en 1985. Je crée du bonheur avec mes tenues. Si vous marchez dans Central Park avec elles, vous provoquez un ‘wow’.” Tous extraits de l’imagination fertile du créateur, ses imprimés entre art primitif et pop-art et formes sculpturales à la charnière entre Samouraï médiéval et explorateur intergalactique séduisent une décennie en quête de liberté et de surprise tout en l'inscrivant dans la postérité. Parmi ses admirateurs, on retrouve aussi bien les chanteurs Stevie Wonder, Elton John et, plus tard, Lady Gaga que le créateur Rick Owens ou la maison Louis Vuitton, qui fera appel au créateur pour collaborer à sa collection croisière 2018, sous le regard du directeur artistique des collections femmes Nicolas Ghesquière. Lors du défilé à Kyoto, des robes t-shirts à sequins et de petits sacs en maille décorés de dessins de masques traditionnels et conçus par Kansai Yamamoto viennent se glisser entre des tenues sculpturales qui rendent hommage à son travail. Quelques années auparavant, le Victoria & Albert Museum à Londres reconnaissait déjà l’héritage du créateur en lui consacrant un défilé rétrospective en 2013. Calqué sur ses “super-shows” des années 90, riches en musiques, acrobaties et performances de kabuki, l'événement présentait ses costumes et collections de plus de quarante ans de carrière. Ce lundi 27 juillet, Kansai Yamamoto s’est éteint à l'âge de 76 ans des suites d'une leucémie, laissant derrière lui une oeuvre remarquable qui façonna un long chapitre de l'histoire de la pop culture et de la mode.
La collaboration Louis Vuitton et Kansai Yamamoto.