Numéro : Vous travaillez à présent en solo après avoir œuvré en duo, aux côtés de Maria Grazia Chiuri, pendant plus d’une vingtaine d’années. Comment cela influence-t-il votre création ?
Pierpaolo Piccioli : Mon processus est beaucoup plus intuitif, plus émotionnel. Lorsqu’on travaille à deux, on doit parvenir à un consensus, donc tout est beaucoup plus réfléchi. Lorsque je travaille seul, les choses sont plus directes. J’ai pris conscience que je commence chaque collection en ayant à l’esprit une réflexion plus qu’une inspiration. Dans notre époque dominée par la technologie et le digital, j’ai envie de me tourner vers quelque chose de plus spirituel, de plus sacré. Lorsque je commence une collection, j’ai toujours en tête le début et la fin.
C’est la façon dont certains romanciers travaillent…
Oui, il s’agit de tisser un récit entre ces deux images de début et de fin, en gardant une cohérence tout au long du processus.
Vous inspirez-vous souvent de vos lectures, ou des objets culturels qui vous occupent à un moment précis ?
Je m’inspire de tout cela, mais sans les traduire de façon littérale. Il s’agit plutôt d’évoquer les émotions et les réflexions qu’ils font naître en moi. Parfois, c’est d’autant plus intéressant que les références sont loin de mon univers.
Malgré le succès, vous conservez un mode de vie très simple et restez fidèle à vos origines : vous travaillez à Rome où vous avez fait vos études, tout en vivant à Nettuno, une ville balnéaire située à quelque 60 km de là, où vous êtes né. À vos yeux, est-il important d’injecter un peu d’âme dans le monde globalisé de la mode ?
Je pense même que c’est nécessaire. Pour être le directeur créatif d’une si grande maison, j’ai justement besoin de conserver une approche personnelle, voire intime. Je pense que cela fait toute la différence. Derrière le système de la mode, il y a des gens. Si je ne ressens pas cette humanité, même dans une entreprise de l’envergure de Valentino, tout devient trop générique. Aujourd’hui, le mode digital et les réseaux sociaux donnent l’opportunité à chacun de communiquer sa propre authenticité. Travailler depuis Rome ou depuis Paris, cela crée nécessairement une énorme différence, qui devrait pleinement se ressentir. Instagram est une plateforme sur laquelle il est possible de raconter des histoires personnelles. C’est un endroit où l’on peut ainsi percevoir directement l’histoire et les émotions qui nourrissent une marque globale. Vivre à Nettuno est une source de grande force pour moi, cela m’apporte un équilibre. Je ne veux pas oublier qui je suis, et je ne veux pas vivre dans un château – ça ne me correspondrait pas.
“Il est important pour moi d’inventer une haute couture qui nous emmène vers l’avenir. J’aime la tension entre la culture d’élite et la culture populaire, entre la haute couture et la rue. À mes yeux, c’est cela qui constitue notre époque.”
Valentino Garavani, fondateur de la maison, menait pour sa part une vie très jet-set. Y a-t-il eu un moment au cours de votre carrière où vous avez eu le sentiment que vous devriez vous conformer à ce modèle ?
Le style de vie de M. Valentino était fidèle à sa personnalité. Au début, quand j’étais jeune, j’ai cru un temps qu’il fallait mener une vie très glamour pour devenir directeur artistique, car, bien sûr, la profession est entourée de quelques clichés. Mais j’ai vite compris qu’il était impossible de changer ma personnalité profonde. Je me suis donc dit que je devais plutôt injecter un peu de moi-même dans mon travail. Je suis un directeur de création qui vit à Nettuno, en dehors des grandes métropoles. Je me rends rarement à des fêtes, et je participe assez peu à la vie sociale de notre milieu. Lorsque je veux le faire, je ne me l’interdis pas, mais ce n’est pas ce qui fait mon quotidien. Ma liberté est vitale pour moi, et je crois réellement que la mode peut apporter des messages. Il n’est pas question d’intellectualisme, mais de transmettre des valeurs et des émotions, au-delà des vêtements. Car soyons honnêtes, les gens n’ont pas vraiment besoin d’acheter encore des vêtements. Pour les convaincre, il faut les toucher, leur offrir une émotion. J’adore cette phrase célèbre de Diana Vreeland : “Ne leur donnez pas ce qu’ils veulent, faites en sorte qu’ils veuillent ce que vous leur donnez.” La mode n’est pas obligée de fournir des réponses, elle peut aussi poser des questions. J’aime cette idée que les gens peuvent voir le défilé et se dire : “Je ne le savais pas, mais c’est exactement ce que je veux.” Il s’agit de créer une connexion forte avec le Zeitgeist [“l’esprit du temps”].
Pensez-vous que la haute couture, malgré ses fortes traditions, soit un terrain où ce Zeitgeist peut s’exprimer ?
Je crois que c’est l’invisible qui rend la haute couture si spéciale. Le rituel qui fait partie de son processus. J’aime la haute couture en tant que culture, pas seulement pour ce qu’elle produit. J’aime la passion que les petites mains des ateliers injectent dans chaque modèle qu’elles réalisent. Je voulais mettre en valeur ce processus, tout en proposant des pièces haute couture qui soient modernes. Il y a cinquante ou soixante ans, les clientes achetaient toute leur garde-robe dans les maisons de haute couture. Aujourd’hui, elles achètent également du prêt-à-porter. Je me suis donc dit que je devais leur proposer des pièces individuelles, qu’elles puissent mixer à leur guise. J’ai donc constitué les silhouettes de cette façon, par superpositions. Faire défiler un trench-coat sur une robe qui a été fabriquée par un autre département des ateliers, c’est tout à fait contraire aux traditions de la haute couture. Au début, il était donc difficile d’entraîner mon équipe dans cette aventure, mais au final, tout le monde était ravi du résultat. Je leur ai même demandé d’utiliser une machine à coudre pour le trench-coat, plutôt que de le réaliser entièrement à la main. Aujourd’hui, de jeunes personnes sont venues renforcer nos effectifs, et ces personnes apportent leur propre culture, leur vision contemporaine. Je vois leur passion au quotidien. Il est donc important pour moi d’inventer une haute couture qui nous emmène vers l’avenir. Il faut conserver le rituel, la beauté des pièces, la précision du sur-mesure, mais les méthodes de travail peuvent s’appliquer aussi bien à un tee-shirt qu’à une robe longue.
“Je crois réellement que la mode peut apporter des messages, qu’elle est capable de transmettre des valeurs et des émotions, au-delà des vêtements. Car soyons honnête, les gens n’ont pas vraiment besoin d’acheter encore des vêtements. Pour les convaincre, il faut les toucher, leur offrir une émotion.”
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir créateur de mode ?
J’avais le sentiment qu’on pouvait, à travers ce métier, raconter des histoires. Avant la mode, j’étais fasciné par le cinéma. Je n’ai pas vraiment pris de décision, tout s’est fait de façon assez naturelle. Aujourd’hui, je me sens profondément heureux d’exercer un métier qui est une passion. Je ne ressens pas la pression, seulement le plaisir et la liberté de pouvoir m’exprimer.
Vous devez tout de même délivrer de la haute couture, du prêt-à-porter masculin et féminin, des accessoires…
J’aime le fait de m’impliquer dans tous ces domaines à la fois. Valentino est une belle maison qui est aussi capable d’afficher son esprit contemporain. Pour la campagne de notre sac Rockstud Spike, par exemple, je voulais aller à rebours de l’idée du it-bag en tant que symbole de statut social. Alors Terry Richardson et moi voyageons dans les grandes métropoles du monde et arrêtons des gens dans la rue pour les photographier avec le Rockstud Spike. L’idée étant de montrer que des personnes très différentes, aux styles divers, peuvent se l’approprier. J’aime la tension entre la culture d’élite et la culture populaire, entre la haute couture et la rue. À mes yeux, c’est cela qui constitue notre époque.
Notre époque parle beaucoup d’“inclusivité”, alors que la mode a longtemps été obsédée par l’exclusivité. Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’il est très important d’inclure les gens. Les débuts du hip-hop et la culture du sampling représentent un équivalent assez juste de ma méthode de travail : le hip-hop a utilisé des fragments de musiques existantes pour créer son propre son. De même, dans mes dernières collections couture, j’ai raisonné en termes de blocs narratifs : le romantique, l’ethnique, le sportif. Pour moi, l’idée d’“inclusivité” est une invitation à progresser dans ses idées et sa pensée : même lorsqu’on connaît bien un sujet, cela peut être intéressant de changer de perspective.