Numéro : Comment est né ce projet d’exposition ?
Rick Owens : On ne peut pas dire que j’aie contacté qui que ce soit... Un jour, les responsables de La Triennale m’ont tout simplement appelé. Et comme mon groupe est italien et que mes usines se situent en Italie, cela semblait parfaitement logique de faire quelque chose à Milan. Il s’agit d’une des capitales de la mode, je me suis donc senti assez flatté par cette proposition et j’y ai répondu avec enthousiasme. Ce n’est pas comme si on me proposait tous les jours de monter une rétrospective ! J’étais surtout heureux qu’on me permette de concevoir cette exposition. Car il s’agit en quelque sorte d’une nécrologie... enfin j’ai toujours tendance à voir la face sombre des choses. Pourtant, il s’agit bien de cela : déterminer la façon dont on veut être perçu pour l’éternité. Il vaut donc mieux pouvoir le faire soi-même, plutôt que de laisser quelqu’un d’autre s’en charger. Cela me rendrait fou de laisser une autre personne interpréter mon travail. Je ne vois pas une personne sur cette planète à qui j’aimerais confier ce rôle. Enfin, Michèle [Lamy, épouse du créateur] ferait cela très bien, évidemment. Mais c’est fabuleux de pouvoir contrôler la façon dont on se présente au monde. J’ai donc été très heureux de pouvoir monter ce projet, malgré cet aspect de “point final” qui l’accompagne. Cela pourrait être perturbant si je m’autorisais à être perturbé, mais cela serait trop complaisant de ma part. Il y a indéniablement une part mélancolique dans cet exercice : une rétrospective est comme une photographie qui vous immortalise au sommet de votre gloire. Ce qui réveille une crainte de se voir par la suite décliner.
Était-ce crucial à vos yeux d’incorporer également dans cette exposition les meubles que vous concevez ?
Oui, car ils sont étroitement connectés avec mon design de mode. J’ai baptisé cette exposition Subhuman Inhuman Superhuman – un nom vraiment pompeux. J’ai essayé d’atténuer cet aspect prétentieux en la décrivant comme une œuvre d’arte povera. Une “œuvre totale d’arte povera” [“an arte povera Gesamkunstwerk”] : c’est un concept tellement absurde et ridicule, que cela ne saurait être pompeux. Dans mes créations, j’ai toujours voulu proposer un art de vivre complet. Pas seulement des vêtements pour le dimanche, ou pour les occasions spéciales. Je voulais avoir une approche complète et systématique, pour être plus vrai. Je me suis fondé sur ce qui me semble juste, à titre personnel. Tout le monde a ses héros. Les miens se nomment Donald Judd ou encore Michael Heizer. Ce sont des personnes qui sont vraiment restées fidèles à leur esthétique. C’est le genre de créateurs qui m’intéressent, et c’est donc le genre de personne que j’essaie
d’être.
“Nous sommes constamment aux prises avec nous-mêmes. Nous connaissons tous des moments où nous sommes inhumains et d’autres où nous faisons preuve d’une vraie bonté. Subhuman Inhuman Superhuman, le titre de ma rétrospective, résume assez bien tout cela : c’est l’histoire de l’humanité.”
À quoi le titre de l’exposition fait-il référence précisément ?
Il présente une problématique dans laquelle nous pouvons tous nous reconnaître. Nous sommes tous constamment en train d’évaluer qui nous sommes, qui nous essayons d’être, qui nous avons été par le passé. Nous ressentons de la honte, de la fierté, nous sommes parfois totalement aveugles à notre propre sujet. Je pense que tout le monde a du mal à s’accepter et à s’aimer, car nous voyons très lucidement nos propres défauts. Enfin, tout cela est autobiographique, je ne fais que supposer que les émotions des autres sont à l’image des miennes. En tout cas, je pense que mes interrogations et ma lutte permanente avec moi-même sont tout de même largement partagées. Nous connaissons tous des moments où nous sommes inhumains, des moments
où nous sommes imbus de nous-mêmes, et des moments où nous faisons preuve d’une vraie bonté. J’essaye juste de trouver un équilibre entre ces différentes forces contradictoires. Je ne crois pas que quiconque soit réellement serein. Nous sommes constamment aux prises avec nous-mêmes. Je pense que le titre de ma rétrospective résume assez bien tout cela : c’est l’histoire de l’humanité.
Cette exposition est donc en quelque sorte votre autobiographie ? Il est vrai qu’on ne peut pas dissocier votre travail de votre personnalité, à l’inverse des créateurs qui présentent des silhouettes extravagantes sur les podiums et saluent ensuite le public en jean et tee-shirt noirs...
Oui, je n’ai jamais compris que le public ne se sente pas insulté. Vraiment, je ne saisis pas cette démarche. Mais, c’est fou... voilà que je recommence à juger les autres. C’est ma part inhumaine. Après tout, on peut très bien faire les choses d’une façon différente de la mienne, avoir d’autres priorités. Vous voyez, je suis constamment en train de me critiquer, puis de me corriger, puis de me pardonner. Je suis très occupé !
Avez-vous essayé la méditation ?
Le sport est ma méditation. Je fais également une sieste chaque jour. Cela m’est venu naturellement. Je n’ai pas décidé un beau jour que je devais avoir ce rituel pour faire une sorte de méditation. Cela me permet d’avoir un moment à moi. Et quand je me réveille, j’ai souvent un regard neuf sur mes problèmes, et parfois même une bonne idée. C’est une forme de discipline qui me permet d’exploiter au mieux mes propres ressources et de préserver mon énergie. Donc c’est une sorte de rituel de méditation, même si c’est assez spontané, voire primitif.
Vous avez toujours mentionné la rage comme une énergie qui nourrit la création. Quelle place a-t-elle dans votre exposition ?
J’ai placé dans le musée un élément sculptural qui traverse toutes les salles. Je le vois comme un vortex “primal”, un concentré de pulsions, d’ambitions, presque comme une sorte de vomi ectoplasmique. Ou encore une œuvre créée à partir de la terre, une montagne de rage. J’ai beaucoup pensé récemment au rôle du mal dans le monde. Le mal est une partie essentielle de la vie. Il ne s’agit pas nécessairement de le faire disparaître, mais plutôt de faire des choses positives qui le contrebalancent. Il y a eu des moments, ces dernières années, où les forces du mal ont été dominantes, sur le plan politique. Je ne prétends pas avoir une solution à cela. Je me demande seulement comment vivre avec toute cette négativité. La seule réponse que je voie, c’est que pour faire face à l’inconfort ou à la souffrance, on dispose aujourd’hui d’un luxe inédit : un degré de connaissance que nous ne possédions pas auparavant. Et la connaissance, c’est le pouvoir. Le monde n’a jamais connu un tel luxe. Mais pardon... nous parlions de la rage. Si je connais la rage, je connais également des moments de sérénité. Et je recherche la sérénité. Mais je dois avouer que la rage a été une motivation énorme dans ma vie. La rage m’a bien servi. Être en situation de devoir réagir à la pression, au conflit, peut s’avérer très positif. J’utilise le chaos, mais d’une façon très contrôlée, je suppose. Dans mon exposition, les mannequins portant mes vêtements se mêlent à des documents, comme des vidéos de mes défilés que nous avons passées en noir et blanc et ralenties. Cela donne une nouvelle vision de choses que l’on a déjà vues. Je montre également les invitations de mes défilés. Il y a aussi une vidéo que j’ai réalisée avec mon iPhone dans mon usine, en Italie. Par chance, j’ai commencé à me filmer au moment où j’ai trouvé une forme qui est devenue importante dans mon travail, simplement en drapant une étoffe. Bref, tout cela compose un récit. Ce n’est pas désordonné, c’est très construit. Certains pourraient même y voir une sorte de raideur.
“Si je présentais ce défilé aujourd’hui, on m’assassinerait.”
Votre esthétique puise dans le symbolisme du XIXe siècle, dans le punk, le grunge...
Mais je peux aussi m’inspirer de dessins d’enfants, de sculptures africaines... On pourrait s’amuser à retrouver une par une toutes les références que je convoque dans mes créations. Car c’est ce que font les créateurs : nous travaillons à partir de strates historiques. Nous n’inventons rien de très nouveau, nous trouvons simplement de nouvelles façons d’assembler des choses existantes. Pour le catalogue de mon exposition, par exemple, je me suis inspiré des “valises” de Marcel Duchamp. J’ai conçu une boîte, qui est ma propre version de ces valises. Elle rappelle également le principe des disques avec leur livret à l’intérieur, qui était si précieux. Quand on achetait un disque ou un CD, on chérissait ces images que l’on découvrait à l’intérieur de
la pochette. J’ai essayé de reproduire cette impression avec ma boîte.
Mais lorsque vous travaillez avec une personne telle que la performeuse Christeene, quel est votre but ? S’agit-il de repousser les limites de l’acceptable ? Ou de proposer une vision alternative de la beauté ?
Pour moi, Christeene incarne la joie que suscite l’abandon des conventions, de l’hypocrisie. La joie de laisser parler le “ça” et les instincts primaires qui sont très innocents et charmants. Il y a une innocence enfantine dans ses provocations. Le monde est encore très conservateur. Prétendre qu’on est choqué par Christeene, aujourd’hui, est une attitude fausse et malhonnête. Car Christeene ne fait que reprendre des thèmes et des motifs qui ont existé auparavant. Elle est pur théâtre, un mix de la commedia dell’arte, des comédies musicales de Busby Berkeley, du Grand- Guignol... C’est le genre de créations que je soutiens, car elles apportent un équilibre à notre monde. Les performances de Christeene contrebalancent la pruderie, les conventions fausses. C’est le rôle que je veux jouer. Je veux être une personne qui apporte cette énergie positive, à ma façon très modeste. J’aime promouvoir les valeurs dans lesquelles je crois, et que les gens m’associent à ces valeurs.
Ce n’est pas réaliste de rêver de perfection. Le mal et la simple maladresse existeront toujours.
Avez-vous le sentiment que nous traversons une période plus conservatrice ? En prenant en compte l’influence des réseaux sociaux qui peuvent déclencher des polémiques mondiales d’une seconde à l’autre.
Je suis encore choqué, aujourd’hui, par la façon dont les gens se déchaînent de façon anonyme sur Internet. Et par la vitesse avec laquelle des différences de point de vue se transforment en conflits violents. C’est étonnant de voir comme les hommes sont prompts à lapider leur voisin. Alors que... quelle est cette phrase dans la Bible ? “Que celui qui n’a jamais péché lui jette
la première pierre.” Or, tout le monde, bien sûr, a déjà péché. Effectivement, je pense que ce plaisir à attaquer autrui de façon anonyme génère de la peur, qui aboutit au conservatisme actuel.
Et quelle était votre intention lorsque vous avez présenté, il y a quelques années, votre défilé avec des danseuses de step ? Était-ce un hommage ?
Si je présentais ce défilé aujourd’hui, on m’assassinerait. Alors que je savais, à l’époque, que je manipulais la question de l’appropriation culturelle. Je savais que j’allais être accusé d’insensibilité, et cela faisait partie du fun. Les choses ont énormément changé en quatre ans, et ce défilé ne serait absolument pas envisageable aujourd’hui. Peut-être est-ce une bonne chose. Mais il me semble qu’il y a là une forme d’hypersensibilité. La jeunesse actuelle est hypersensible, et elle est également beaucoup mieux informée, ce qui lui donne un sentiment de supériorité. Et elle peut attaquer de façon anonyme sur Internet. Je trouve que ce jeu devient très dangereux. La vie est censée être à la fois très belle et très laide. Ce n’est pas réaliste de rêver de perfection. Comme
je le disais, le mal, mais aussi la simple maladresse, existeront toujours. Et il y a peut- être une utilité au mal... Je ne sais pas, je pense parfois qu’un prêtre pourrait me l’expliquer.
Exposition Subhuman Inhuman Superhuman de Rick Owens à la Triennale de Milan, jusqu’au 25 mars.