Numéro Homme : Du plus loin que vous vous rappeliez, quel est votre premier souvenir sonore ?
Rick Owens : Mes parents passaient de l’opéra en boucle à la maison. À l’époque, j’avais horreur de ça, c’est bien plus tard que je me suis rendu compte de la chance que j’avais eue d’avoir été initié à ces choses-là dès mon plus jeune âge.
La musique vous a-t-elle jamais servi d’échappatoire ?
Bien évidemment, comme pour tout le monde. Lors d’une conversation récente avec un ami, nous avons évoqué la pochette de l’album Diamond Dogs, de David Bowie, que nous avions tous les deux découvert, enfants, dans un bac à promos Kmart au fin fond des États-Unis. Lui dans son bled de l’Oregon, et moi à Porterville, en Californie. Notre réaction fut la même : un troublant mélange d’excitation et de dégoût mêlé à un sentiment de honte et de culpabilité. En tant que bons péquenots de province, on était fascinés par cette image de Bowie grotesque, androgyne, sexuelle et glamour.
Comment avez-vous rencontré votre délicieuse complice Christeene Vale, qui figure parmi les trois artistes que vous avez choisi de photographier dans nos pages ?
Je ne me souviens plus très bien… Je crois que quelqu’un m’avait vaguement parlé d’elle. Je traînais sur le Web quand je suis tombé sur l’une de ses vidéos – Fix My Dick (Répare ma bite). J’ai tout de suite su qu’on était faits pour s’entendre. Du pur génie.
“Mes parents passaient de l’opéra en boucle à la maison.”
Qui a eu l’idée de réaliser ce vibrant hommage au fist-fucking qu’est son clip Butt Muscle, dans lequel vous figurez avec votre femme, Michèle Lamy ?
C’est moi. J’avais pour habitude d’organiser des soirées, baptisées Spotlight, après chacun de mes défilés. Les artistes conviés y réalisaient des performances. C’est dans ce contexte que j’ai contacté Christeene sur un coup de tête, pour lui proposer d’y participer. Je ne savais même pas si elle était déjà venue en Europe. Nous lui avons payé le billet et depuis, nous ne nous sommes jamais quittés. Elle est devenue l’une de mes amies intimes. Je ne sais pas si vous avez eu la chance de la rencontrer, mais contrairement aux apparences, elle est l’une des personnes les plus éloquentes, érudites et évoluées que je connaisse.
Ce qui ne l’empêche pas, au mileu du clip, de vous pisser dans la bouche.
J’ai insisté. L’urophilie est un thème récurrent dans mon travail. La toute première interview que j’ai accordée – pour le magazine i-D – s’accompagnait d’une photo où j’apparaissais me pissant dans la bouche. Plus tard, dans le cadre du Pitti Uomo [salon de mode masculine], j’ai érigé une statue à mon effigie qui urinait sur des pans de miroir posés à même le sol. L’idée de boire sa propre pisse relève, selon moi, de l’allégorie : l’acte peut paraître extrême, il soulève néanmoins des questions d’introspection, d’isolation [terme psychanalytique] et d’intériorisation dans la mesure où il s’agit de s’autosustenter et, d’une certaine façon, de se recycler soi-même. Et puis franchement, le côté “provocation gratuite” associé au fait de se pisser dessus m’a toujours fait marrer. C’est très primaire, très pipi caca, et Dieu sait que j’aime l’humour potache.
“Quand je fais du sport ou que je prends le métro, j’ai les écouteurs vissés aux oreilles et je choisis des morceaux aussi violents et bruyants que possible.”
Et puis ça a l’avantage d’être bio.
C’est, dit-on, excellent pour la santé. Lorsque vous buvez l’urine de votre partenaire, l’idée est de consommer celui-ci, de littéralement le manger tout cru, de le cannibaliser, de le prendre entièrement dans votre bouche pour mieux vous délecter de son âme. Pour s’y prêter, il faut assumer sa vulnérabilité vis-à- vis de l’autre, et lui faire une confiance absolue, que je trouve poignante. Ce n’est pas ma tasse de thé, même si je trouve l’idée très romantique. En ce qui concerne la vidéo Butt Muscle, le cul était forcément au centre de toutes les préoccupations, et même si je prends la chose très au sérieux, je ne tenais pas particulièrement à m’exhiber en pleins ébats sexuels avec un(e) autre que ma femme. J’ai donc pensé que si Michèle embrassait Christeene, et que cette dernière me pissait dans la bouche, la configuration pouvait symboliser le lien qui m’unit à Michèle – avec Christeene comme trait d’union.
Ce qui est sûr, c’est que les golden showers n’auront jamais été aussi tendance. On dit même que les Russes détiendraient une sextape montrant Donald Trump s’adonnant aux joies de l’urophilie dans un palace moscovite…
S’il est de bon ton de décrier sa politique dans la presse et les dîners en ville, il est important de se rappeler que Trump n’est pas là par hasard. Les États-Unis sont encore une démocratie, aux dernières nouvelles, et s’il est au pouvoir, c’est parce qu’il a remporté la majorité des suffrages. C’est ce basculement profond de l’électorat américain qui m’inquiète le plus. Je n’ai jamais été militant ou activiste – sans doute parce que je ne me suis jamais senti véritablement en colère –, pourtant je ressens parfois le besoin de bousculer les conservateurs et autres bienpensants pour rééquilibrer un peu les choses. Mon travail, s’il peut en choquer certains, a pour seul but de contrebalancer les excès d’une société de plus en plus divisée par des jugements moraux ou des préceptes religieux.
Notre secrétaire de rédaction s’arrachait les cheveux en corrigeant le sujet sur Spike Fuck : elle n’arrivait pas à savoir s’il fallait le féminiser ou pas. D’ailleurs, pouvez-vous nous éclairer sur les usages transgenres ? Dans quel cas convient-t-il d’employer le “lui”, et dans quel cas le “elle” ?
Je ne me suis jamais posé la question. Je me dis toujours : “J’adore cette personne, donc si je me plante, il ne faut pas qu’elle m’en veuille parce que je ne suis pas censé savoir et je fais de mon mieux.” Se tromper de pronom, ce n’est pas non plus un drame. De toute façon, j’appelle tout le monde “elle” – garçons y compris –, donc la question ne se pose pas.
“Mon travail, s’il peut en choquer certains, a pour seul but de contrebalancer les excès d’une société de plus en plus divisée par des jugements moraux ou des préceptes religieux.”
Dans quelle mesure la musique vous inspire-t-elle pour votre travail ?
Elle figure tout en haut de ma liste d’inspirations, au même titre que le sexe et la drogue, autant de bonnes choses dont on aurait tort de se priver.
Quelle est votre playlist lorsque vous faites de la musclette à la gym ?
Quand je fais du sport ou que je prends le métro, j’ai les écouteurs vissés aux oreilles et je choisis des morceaux aussi violents et bruyants que possible. Je ne parle pas de heavy metal, plutôt des mixes de voguing, qui constitue le punk rock de notre époque. C’est un son très dur, très agressif, limite hostile, mais dont la violence endiablée, enjouée, me semble très actuelle et géniale. Les paroles sont toujours gratinées : le plus souvent, il s’agit d’une succession de “chatte, chatte, chatte, fion, fion, fion, bite, bite, bite”… On peut savoir pourquoi vous gloussez comme une dinde depuis tout à l’heure ? Vous avez fumé ?
Non. Si jamais – Dieu vous en préserve – vous êtiez renversé par un bus en sortant de chez vous, en quelle diva souhaiteriez-vous être réincarné : Mariah Carey, Céline Dion ou Beyoncé ? Beyoncé. Elle est fantastique, j’adore son body language. Je n’irais pas jusqu’à acheter un album, mais Michèle et moi sommes quand même allés la voir en concert à Paris. J’admire son audace.
Y a-t-il un titre qui vous fait fondre en larmes à chaque écoute ? Un peu comme moi avec Firework de Katy Perry.
Oui, Nessun Dorma, l’aria pour ténor du Turandot de Puccini.