Numéro : Pourquoi avez-vous décidé de mettre votre label Hood By Air en sommeil ? Était-ce avant ou après avoir été contacté par la marque Helmut Lang ?
Shayne Oliver : J’ai pris cette décision en janvier 2017. À l’époque, je m’interrogeais sur la manière de conduire l’avenir de la marque, j’envisageais de déménager à Paris. Nous avions d’importants problèmes de communication et de structure, en interne. Nous n’avions pas de directeur des ventes, par exemple. Puis tous les membres de HBA ont commencé à travailler sur des projets personnels. Au même moment, d’autres marques plus établies ont commencé à s’engouffrer dans le marché que nous avions contribué à créer. J’avais le sentiment d’avoir fait éclore des idées nouvelles sur le branding et le marketing, des façons novatrices de penser la mode et de lui donner du sens, sans rien avoir gagné en retour, et sans même qu’on m’attribue ce mérite. J’étais assez découragé de constater que personne, chez HBA, n’avait su tirer profit de mes idées pour construire un discours de communication ou un business model. Surtout, le moment était venu de faire un break, car je ne voulais pas participer au développement étrange de cette sorte de streetwear dégénéré qui explosait. J’ai grandi avec le streetwear, je connais sa signification, ses codes, ses valeurs. Je ne me suis pas engagé dans cette voie avec l’intention d’exploiter un marché. Pour HBA, les prochaines étapes consisteront à créer une structure qui me permettra de me concentrer sur mon rôle de designer. Mais en ce moment, tout le monde est perdu. Moi même, je le suis : en tant que consommateur, je ne sais quoi acheter dans une boutique, car à l’heure actuelle il y a trop de vêtements “gadgets” qui ne font que produire un statement, au lieu de formuler des idées novatrices à travers leur design.
Votre rôle auprès de la marque Helmut Lang, avec cette collection intitulée Helmut Lang Seen By Shayne Oliver, est très proche de celui d’un curateur. L’avez-vous abordé de cette manière ?
Oui, absolument. Puisque je n’allais travailler qu’une seule saison avec eux, inventer de nouveaux vêtements n’avait aucun sens. Je me suis juste comporté comme un curateur. L’idée était de rester moi-même et de “converser” avec Helmut Lang. C’était comme une évidence.
“Aujourd’hui, tous les designers sont devenus des marques, on ne peut plus vraiment parler de ‘créateurs’. Ce n’est pas nécessairement un problème. Mais on ne peut pas prétendre qu’on propose encore des choses audacieuses et innovantes quand on ne fait qu’adapter des idées pour les rendre plus digestes.”
En tant que créateur, vous avez été fortement influencé par Helmut Lang. Quels aspects de son héritage avez-vous retenus pour votre collection ?
J’ai voulu explorer la sensualité de son travail. Il y avait peu d’archives disponibles, donc l’idée de travailler à partir de ses vêtements est ellemême devenue presque une chimère. Je pensais à Helmut en tant que pornographe de la mode, il a inventé un nouveau fétichisme fondé sur des codes. J’ai donc passé en revue des sous-vêtements, des rouges à lèvres, des styles de coupes de cheveux, puis j’ai pioché dans les archives qui étaient à ma disposition. J’ai choisi trois manteaux et des basiques : un jean, un pantalon, un débardeur, une chemise d’homme, une chemise de femme et une robe. Je voulais rester concentré sur sa sensualité et sur son eveningwear. Car je suis sûr que les créateurs qui prendront ma suite se focaliseront, entre autres, sur son bomber, mais c’est un vêtement dont le potentiel, à mes yeux, a déjà été épuisé. Je n’essaie pas de “vendre” Helmut Lang à la nouvelle génération, je veux qu’elle comprenne son attitude et sa vibe. J’ai donc juste revisité les basiques que j’avais choisis. Je n’ai inventé de nouvelles formes que pour les accessoires : le sac “soutiengorge”, ou des pochettes fondées sur l’idée de “classeurs d’écolier”.
Votre marque, HBA, et ses défilés étaient conçus comme des performances exprimant une critique de la mode. Cet aspect critique et performatif fait-il également partie de votre travail chez Helmut Lang ?
Une grande partie des nouveautés que nous avions initiées sont devenues très “tendance”. J’ai donc préféré me distancier de cet aspect politique qui est aujourd’hui partout dans la mode, même si je trouve très positif d’essayer d’éveiller les consciences des consommateurs. Cette démarche est souvent problématique car vous ne pouvez pas être à la tête d’une grande marque et marteler des messages politiques, alors que la structure de votre marque n’appuie pas votre message et qu’elle a, par exemple, toléré le harcèlement sexuel pendant des années. En ce moment, tout le monde professe de grandes idées, mais personne ne vit selon ces critères. Les messages féministes abondent, à une époque qui ne fait que régurgiter constamment des designs anti-féministes. Dans ma collection, j’ai donc préféré être romantique, comme un soldat de l’amour. Je l’ai parsemée de soutiens-gorge géants, pour rappeler l’anatomie de la femme. C’était mon seul statement politique. J’ai préféré faire une collection plus “normale”, afin de remettre les compteurs à zéro, car je n’ai pas de solution à toutes les complexités et contradictions politiques de la mode.
“Ces dernières années, tout le monde s’est beaucoup inspiré de l’héritage d’Helmut Lang, moi y compris. Nous sommes donc revenus à la base, en écrivant le nom d’Helmut Lang comme l’aurait fait un petit enfant.”
Est-ce pour la même raison que vous êtes revenu au tailoring, à une époque où tout le monde s’empare du streetwear ?
Oui, c’est une époque où l’on peut se demander si les gens choisissent le streetwear parce qu’ils ont envie d’embrasser l’univers d’une nouvelle génération, ou s’il s’agit simplement d’un calcul cynique fondé sur la rentabilité de cette nouvelle niche. Qui encourage sincèrement les idées d’inclusivité et de diversité dans la mode ? Aujourd’hui, tous les designers sont devenus des marques, on ne peut plus vraiment parler de “créateurs”. Ce n’est pas nécessairement un problème. Mais on ne peut pas prétendre qu’on propose encore des choses audacieuses et innovantes quand on ne fait qu’adapter des idées pour les rendre plus digestes. On a trop tendance à oublier que les choix esthétiques ont une signification. C’est pour cette raison que l’adaptation généralisée du streetwear est inorganique et cheap. Je ne vois presque personne qui s’en empare de façon intellectuelle, exigeante. Les insiders de la mode connaissent l’aspect extérieur du streetwear, mais ils ne comprennent pas son histoire et ses codes. C’est pourquoi les pièces d’aujourd’hui ne sont pas plus intéressantes que celles des années 90, qui ont vu son avènement. Donc, dans ma collection pour Helmut Lang, j’ai préféré m’en tenir au tailoring. Il existe parallèlement des hoodies et des tee-shirts, mais je leur ai volontairement donné le statut de simple merchandising en décidant de ne pas les faire défiler. Le streetwear produit aujourd’hui par de nombreuses marques ne devrait pas non plus figurer sur les podiums, car il est inconsistant, imprécis, vidé de toute intention intelligente.
Qu’en est-il des nombreux logos Helmut Lang avec lesquels vous avez joué ?
Ces dernières années, tout le monde s’est beaucoup inspiré de l’héritage d’Helmut Lang, moi y compris. Si bien qu’à un moment donné, j’ai voulu faire allusion à ses références à Robert Mapplethorpe, mais je me suis souvenu que Raf Simons l’avait déjà fait dans une de ses collections. Nous sommes donc revenus à la base, en écrivant le nom d’Helmut Lang comme l’aurait fait un petit enfant. Ce qui était le plus simple, voire le plus primaire, semblait juste.
“J’ai compris que certains créateurs, après avoir travaillé pour une maison, n’avaient pas de seconde chance...”
L’organisation de la marque Helmut Lang aujourd’hui, avec une editor in residence, Isabella Burley, est très novatrice. Avez-vous le sentiment qu’elle est pertinente ?
C’était très intéressant pour moi de participer au tout début de ce projet. Isabella a fait un travail remarquable avec sa collection de rééditions de pièces d’Helmut Lang, et si le projet continue dans ce sens, ce sera vraiment pertinent. Je pense que d’autres marques vont s’inspirer de ce principe. Quant à moi, ma participation s’est étalée sur toute une saison, à travers trois temps forts, le dernier étant le défilé de New York, pour le printemps-été 2018. J’espère pouvoir revenir chez Helmut Lang pour renouveler ma participation. Parallèlement, je continue mon chemin en tant que designer solo, et je suis ouvert à d’autres projets. Tant que je peux travailler pour une maison que je respecte, tout ira bien. En tant que créateur, ces expériences me font grandir.
Pensez-vous que cette idée de “guest designers” puisse être un remède au ballet incessant de directeurs artistiques dans les grandes maisons ?
C’est vrai que la cadence est folle. Au début de ce phénomène, cela ne me choquait pas, car ce rythme me paraissait en phase avec le monde dans lequel nous vivons. Puis j’ai compris que certains créateurs, après avoir travaillé pour une maison, n’avaient pas de seconde chance, car leur nom était trop associé à cette dernière. Il est parfois difficile de changer la vision qu’on a de vous. Le passage de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga était une belle réussite : il a pu poursuivre chez Louis Vuitton parce qu’il était là dès le début de la nouvelle vie de la maison. Mais lorsqu’on prend la suite d’un designer contemporain qui vient de laisser son empreinte sur une marque, il faut être très fort. Cela ne veut pas dire que c’est impossible. Mais il faut qu’on vous laisse le temps d’élaborer quelque chose de pertinent. Aujourd’hui, ce qu’on voit dans la mode est plus souvent pensé pour le client, déjà digéré, bien davantage que pertinent. C’est ce qui m’inquiète. Bien sûr, il faut vendre des vêtements. Mais le challenge consiste à parvenir à le faire tout en apportant une vraie contribution à la mode.