Numéro : Douze Grammy Awards, onze Billboard Music Awards, cinq American Music Awards... N’est-ce pas blasant de crouler sous les récompenses ?
Alicia Keys : Si vous commencez à voir les choses sous cet angle, c’est le début de la fin. Très franchement, depuis que je fais ce métier, je m’éclate. La composition musicale est un processus passionnant, magique, qui me comble de joie. Du coup, la consécration arrive comme la cerise sur le gâteau. Je ne suis pas du genre à avoir les chevilles qui gonflent, et c’est toujours avec la plus grande humilité que j’accepte toute forme de reconnaissance.
Comment ça, vous n’avez jamais eu mauvaise presse ?
Par chance, les journalistes ont toujours été très indulgents à mon égard. Exception faite bien entendu de la presse à scandale, qui, par manque de ragots croustillants, brode allègrement un tissu de mensonges à mon endroit.
“Lorsque vous grandissez dans le caniveau, les lumières de Broadway n’en paraissent que d’autant plus vives.”
Il me semblait pourtant que les tabloïds vous ménageaient...
Ils m’épargnent pour la simple et bonne raison que, contrairement à nombre de mes consœurs starlettes, je ne leur passe pas un coup de fil pour leur débriefer la moindre de mes allées et venues. Il ne faut pas se leurrer : les émeutes provoquées par les stars à la sortie d’une boutique ou d’une boîte de nuit sont toujours préméditées. C’est d’ailleurs là le fonds de commerce de certaines. Faire la une de la presse people est un boulot à temps plein. Très honnêtement, je n’ai pas le temps pour ça. D’autres y trouvent sans doute leur compte et se sentent mieux dans leurs baskets lorsqu’elles sont traquées à longueur de journée. Tant mieux, ou tant pis pour elles. Gare à celui ou à celle qui se mettra sur mon chemin. Ma liberté n’a pas de prix.
Pourquoi ne pas avoir retenu Augello-Cook, votre patronyme, comme nom de scène ?
Keys n’est finalement pas si mal. Sachez qu’au début, j’étais partie pour m’appeler – accrochez-vous bien – Alicia Wild. Cela dit, lorsque les gens apprennent à me connaître, ils sont toujours sciés de découvrir à quel point je peux être sauvageonne. J’aime bien qu’ils se fassent leur propre idée sur ma personne, mais
je ne sais pas pourquoi cette image de petite fille modèle, propre sur elle et assidue, me colle à la peau. Croyez-moi si vous le voulez, mais je suis la reine du coup fourré, je suis complètement déjantée et je m’exprime avec toute l’élégance d’une charretière.
Alicia Keys – “Songs I Wish I'd Written Medley”. 61e cérémonie des Grammy Awards 2019
Enfant, traîniez-vous avec les travelos, toxicos et autres piliers peu recommandables du Hell’s Kitchen, le quartier insalubre de Manhattan dans lequel vous avez grandi ?
Le quartier était pour le moins métissé : de la station de métro jusqu’à chez moi, à tous les coins de rue il y avait des putes, des macs, des junkies et des dealers. Cela dit, lorsque vous grandissez dans le caniveau, les lumières de Broadway n’en paraissent que d’autant plus vives.
Otez-moi d’un doute : vous êtes blanche ou vous êtes noire ?
Je suis belle.
Usez-vous sans modération de vos droits de diva ?
Plus vous devenez célèbre, plus les gens s’attendent à ce que vous fassiez des caprices de star. Lorsqu’ils se rendent compte que vous n’êtes pas l’emmerdeuse impossible qu’ils s’étaient imaginée, ils sont presque déçus. Croyez-moi, j’en ai rencontré des ignominieuses divas. A vous faire froid dans le dos. J’en sors toujours dépitée et je me dis : “Celle-là, je ne suis pas pressée de la revoir. Dommage, moi qui l’admirais tant !”
“Je n’ai pas besoin d’être à poil pour être sexy. Ces instants nébuleux qui précèdent l’amour me paraissent bien plus excitants et érotiques que le fait de tout déballer comme un malheureux gigot sur l’étal du boucher.”
À une époque où la musique se télécharge sur le Net, comment fait-on pour écouler trente-cinq millions de disques ?
Pendant longtemps il était surtout impossible de trouver un album digne de ce nom dans les bacs. Le public en avait marre d’acheter des CD décevants sur la foi d’un single attirant. L’important est de produire des albums planants, des invitations au voyage qui vous émeuvent du premier au dernier morceau. Et surtout de cesser de prendre les consommateurs pour des cons.
Alicia Keys – “Show Me Love” ft. Miguel
Comment expliquer les play-back torchés de Britney Spears à chaque MTV Awards ?
Cela m’attriste énormément. Il est très facile de se laisser submerger par sa propre notoriété, et je ne sais pas dans quelle mesure il est possible de refaire surface lorsque vous avez vraiment touché le fond. La gloire est bien pire que l’héroïne : on y devient très vite accro, et dès que tous les regards ne sont plus tournés vers vous, le sentiment de manque devient insoutenable.
“Bien sûr qu’il m’arrive de jouer nue, j’ai plutôt tendance à le faire chez moi, rideaux tirés.”
Pourquoi les clips de R&B grouillent-ils de fesses rebondies et huilées qui gigotent dans tous les sens ?
C’est atterrant. Il est impossible aujourd’hui d’allumer la télévision sans tomber sur une brochette de petits culs frétillants. Tenez-vous bien, un jour j’étais aux 3 ans de ma filleule... Je me suis mis en tête d’inventer un petit jeu pour divertir ses copines, et je leur en ai donc expliqué les règles : “Mesdemoiselles ! Celles qui continueront à danser lorsque j’éteindrai la musique seront éliminées.” Rien de bien sorcier, en somme. À peine avais-je mis le son qu’elles se déhanchaient déjà toutes comme des bimbos de la pire espèce. C’est tout juste s’il ne leur manquait pas une barre pour entamer un strip enflammé. Terrifiant. Cela dit, les magazines et la pub concourent eux aussi à faire croire aux femmes qu’elles ne sont belles que lorsqu’elles se conforment aux vulgaires stéréotypes en vigueur. Ce qui est loin d’être le cas.
Comment faites-vous pour garder votre string intact dans le milieu foncièrement misogyne du R&B ?
Je n’ai pas besoin d’être à poil pour être sexy. Ni moi ni personne d’ailleurs. C’est là un concept totalement aberrant. Ces instants nébuleux qui précèdent l’amour, où l’on ne sait pas trop à quoi s’attendre, me paraissent bien plus excitants et érotiques que le fait de tout déballer comme un malheureux gigot sur l’étal du boucher.
À ce propos, vous n’allez tout de même pas dire que vous ne montez jamais ni ne descendez vos gammes en tenue d’Eve ?
Bien sûr qu’il m’arrive de jouer nue. Mais, comme vous devez bien l’imaginer, j’ai plutôt tendance à le faire chez moi, rideaux tirés.
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