Billie Eilish a 17 ans. Elle a les cheveux turquoise. À l’occasion, l’Américaine porte aussi une couronne de princesse. Des araignées vivantes s’y baladent. On l’a vue chanter un refrain qui lui plaît : “Quiet when I’m coming home and I’m on my own. I could lie, say I like it like that” [“Silencieuse quand je rentre à la maison, je me retrouve seule. Je pourrais mentir, je pourrais dire que j’aime ça”]. Spleen et excentricités d’une teenage girl américaine lambda... À ceci près que son adolescence, elle l’a construite sous le regard de centaines de millions de personnes. La chanteuse originaire de Los Angeles cumule 285 millions de vues sur YouTube (pour son hit Lovely avec Khalid). Tournée façon iPhone [avant la version de Takashi Murakami], la vidéo de You Should See Me in a Crown (“Vous devriez me voir porter une couronne”... avec des araignées, donc, dans le clip) se hisse à 80 millions de vues.
Billie Eilish a inspiré à l’artiste Takashi Murakami un court-métrage et une série de visuels.
Fascinant phénomène que celui de la cristallisation d’une adolescente en icône. À 14 ans, Billie Eilish rencontrait le succès avec son titre Ocean Eyes. Elle aurait pu n’être qu’une nouvelle pop star précoce, suivant les pas de Britney Spears, Justin Bieber ou plus récemment Troye Sivan. Mais Billie Eilish a suscité quelque chose d’autre. Stromae et son frère, fascinés, réalisent la vidéo de son titre Hostage.Et pour la sortie de son premier album, fin mars, elle inspire à l’artiste Takashi Murakami un court-métrage et une série de visuels. Tim Richardson est revenu de Los Angeles avec ces clichés hallucinants et cette nouvelle vidéo la métamorphosant en créature numérique. Billie Eilish inspire.
Billie Eilish – “bury a friend (a film by Numero art)”
Billie Eilish constitue un être-miroir de notre époque. Une époque où la réalité d’un artiste passe avant tout par sa présence sur les réseaux.
La première fois que je l’ai vue, dans ses vidéos mélancoliques et horrifiques, j’ai immédiatement pensé à la jeune fille de The Ring. Elle avait cette présence fantomatique – mi-possédée façon Exorciste,mi-héroïne de Stranger Things. Elle avait tout d’une autre ghost, Ann Lee. En 1999, les artistes français Philippe Parreno et Pierre Huyghe achètent ce personnage manga à une société japonaise et en font des vidéos en trois dimensions, des affiches... Tout comme Ann Lee, Billie Eilish constitue un être-miroir de notre époque. Une époque où la réalité d’un artiste passe avant tout par sa présence sur les réseaux. Une société où le rapport au réel est médiatisé, magnifié et mis en scène. Toute présence est fantomatique, une errance sur les réseaux. Une époque, aussi, marquée par une volonté exacerbée d’émancipation. “Je ne veux suivre les pas de personne, nous confiait la chanteuse. Et je ne veux que personne ne suive les miens. J’appelle chacun à se réaliser lui-même.” Plus le virtuel est omniprésent, plus l’ego doit se matérialiser, sans filtre, lui. Libérée du champ de l’industrie culturelle, Ann Lee intégrait la sphère artistique comme aujourd’hui Billie Eilish intègre le manga de Murakami ou les photos de Richardson. Émancipation du système de l’industrie culturelle?
De nombreux artistes, d’Amalia Ulman aux États-Unis au très jeune Ben Elliot en France, ont intégré à leur travail les changements de paradigmes du XXIe siècle : le vrai du réel ne s’oppose plus au faux du virtuel, la sphère privée n’est plus un domaine protégé. Le virtuel réalise le champ des possibles du réel. Le privé peut intégrer des comptes publics sur Instagram et Facebook – Billie Eilish n’a pas hésité à publier des stories Instagram pour répondre à une vidéo YouTube mettant en scène le syndrome de Gilles de la Tourette dont elle souffre.
Dans une vidéo, Billie Eilish dégurgite un liquide noire prenant les formes les plus inquiétantes. On pourrait dire qu’elle vomit sa créativité via une créature numérique.
Dans une vidéo disponible sur Spotify, elle dégurgite un liquide noire prenant les formes les plus inquiétantes. On pourrait dire qu’elle vomit sa créativité via une créature numérique. Comme Ben Elliot produit avec ses selfies “améliorés” (via des filtres Instagram) toutes les possibilités de son corps et de ses personnalités. Beaucoup d’artistes ont utilisé leur corps comme outil, ou mis en scène l’image de leur corps pour leur réalisation. Une réalisation entendue comme la concrétisation d’une possibilité jusque-là virtuelle. Mais Billie et Ben, au contraire, virtualisent les possibilités du réel. Ils déréalisent leur corps et notre monde et s’affirment en artistes post-humanistes.
When We All Fall Asleep, Where Do We Go? Album disponible.
Billie Eilish – “you should see me in a crown”