Écouter Laylow c’est être propulsé au Japon, dans un train futuriste qui vous embarque vers Tokyo à 320 km/h. C’est comme accepter d’aller voir un spectacle de danse avec un casque de réalité virtuelle ou de goûter une côte de bœuf dans un restaurant dédié à la cuisine moléculaire : au début, on hésite, puis on finit par en redemander. Découvrir Trinity, le premier album de Laylow, sorti aujourd’hui après quatre excellents EP (Mercy, Digitalova, .Raw et .Raw-Z), c’est revoir – à travers le son – l’emblématique Matrix, vingt ans après sa sortie. C’est se rendre compte de la force du seul personnage féminin, Trinity (dont on entend la voix dans plusieurs interludes tout au long de l’album), c’est apprendre à ne plus avoir peur des machines, comprendre, selon Laylow, que “la technologie peut nous rendre meilleurs” et devenir (d’un coup) un personnage de film, mi-homme, mi-machine.
Un rap en réalité augmentée
Avec ce premier opus, composé de vingt-deux titres et de featurings triés sur le volet (S.Pri Noir, Jok’Air, Alpha Wann, Lomepal et Wit), Laylow nous force à entrer dans son univers : “un monde digital [son propre label s’appelle Digital Mundo et sa chaîne Youtube DigitalTV] et sombre, teinté de mélancolie et irrigué par l’amour”. Tel un sexagénaire qui tient un iPad pour la première fois dans ses mains, on devient tout de suite accro à l’univers du rappeur toulousain. Voix qui grésille, Auto-Tune utilisé à l’extrême, crissements de pneus (sur l’interlude Faut pas regarder) : Laylow vient d’inventer le rap du futur. Et la recette est loin d’être simple : “Pour créer, j’ai besoin de toucher à tout. Je veux qu’on reconnaisse mon travail et qu’on me remarque pour ce que je suis, et, depuis trois ou quatre ans, les gens commencent à me comprendre. Je réalise tous mes clips avec Osman [son binôme], je participe même au montage. Je gère Photoshop, Pro Tools, After Effects, Logic Pro, Premiere, Blinder… Même les logiciels de 3D ! J’ai passé du temps devant des tutos Youtube, c’est un truc de ma génération”, confie-t-il.
“Maladresse” (2018) de Laylow
À l’ère du digital, les logiciels et les réseaux servent à améliorer les capacités humaines, et Laylow en est convaincu. Il utilise une batterie de supports informatiques pour créer une musique sophistiquée, qui va bien au-delà du rap : “Le digital, c’est pas une question d’iPhone ou d’AirPods. C’est fait pour nous améliorer et ça nous dépasse. Sur Twitter, certains m’envoient des photos de gadgets qui clignotent, en me disant ”c’est pour toi Jey !” Mais c’est pas ça le monde numérique : c’est un univers vaste qui peut maximiser nos compétences”.
Pour son clip Maladresse, il va même jusqu’à utiliser des prothèses mécaniques fournies par l’entreprise Bionic Monster, fondée par une femme unijambiste “qui a utilisé sa différence pour en faire une force”. Et, à l’heure où la plupart des rappeurs enregistrent leur voix et l’envoient par email à des ingénieurs du son pour effectuer le mixage, le Toulousain, lui, fait tout lui-même : “Je prends du temps, je m’entoure de gens compétents et surtout, j’ai envie de mettre mon nez partout”. En résulte un rap nouveau, sorte de musique du futur, le “rap digital”.
Le “mélo-rap” de Laylow
C’est pourtant bien loin des buildings de Tokyo et de l’univers de Matrix que le jeune rappeur a grandi : après Toulouse, son adolescence l’amène du côté du département du Gers, en France, au milieu des champs de maïs et des vignes. Au cœur du village de Mirande, un lycée accueille dans son internat “tous les jeunes qui font des conneries” : Laylow y a rencontré son manager et a commencé à rapper à l’âge de 17 ans, entre les heures d’étude obligatoire et les dîners à 18h30 au réfectoire. Son rap en ressort teinté de mélancolie et de tristesse, comme si chaque texte avait été composé sous la contrainte, dans une chambre minuscule (“Claque la porte comme à mes seize ans, juste pour voir à quel point c'est sombre”, peut-on entendre dans le titre Dehors dans la night sur l’album Trinity).
“Dehors dans la night” (2020) de Laylow
En programmant un concert unique à l'Olympia, on se dit que Laylow a bien compris que la rareté crée l’envie, et c’est de cette façon que l’artiste gère lui-même sa carrière : après un titre signé chez Barclay mais passé inaperçu, le rappeur fonde son “propre label indépendant et enregistre dans [sa] colocation, un grand loft à Pantin”. Il sort alors des projets au compte-goutte. En 2017, le monde découvre son accent du sud à travers deux projets de dix titres chacun – Mercy et Digitalova – et l’année d’après, idem : le rappeur aux cheveux peroxydés sort vingt titres répartis sur deux EP, .Raw et .Raw-Z (le premier du nom d’un format d’image numérique et le second du nom de son extension).
Chacun de ces opus a au moins un point en commun : les textes sont “mélancoliques, crades, ils parlent d’amour”. De “Demande à Amy on finira tous un peu dépressif” (en référence à la chanteuse soul disparue Amy Winehouse, sur l’EP .Raw-Z) à “Des fois j’ai l’impression d’être un logiciel” (dans Logiciel Triste sur l'album Trinity), Laylow parle sans filtre de son mal être, et utilise l’Auto-Tune comme s’il voulait envelopper ses textes d’un film protecteur (ou d’une vitre de verre trempé) : “Je ne suis pas le plus fort, ni le plus agressif ou le plus méchant. J’ai plein de choses à dire et j’essaie surtout d’être créatif. On a eu besoin de Travis Scott, de Kanye West et de Yung Lean, ils ont ouvert la porte et beaucoup ont suivi la voie”.
Celui qui réalisait des montages sur Stop PSD (l’ancêtre de Photoshop) quand il était adolescent – en détourant des photos de Lil Wayne et de 50 Cent pour ajouter des grosses voitures autour d’eux – verra très certainement sa pochette d’album détournée par ses fans. Car ceux qui écoutent Laylow ne sont pas des amateurs de rap lambda : ils n’écouteront pas Trinity entre amis, autour de quelques verres et de quelques bédos dans un studio parisien vétuste, mais plutôt tard le soir, devant un écran géant d’ordinateur, en s’imaginant au cœur d’un épisode de la série Westworld ou d'une scène de Matrix. Ils reprendront “les clés du logiciel Laylow pour se l’approprier” le détourner et peut-être même imaginer les clips alternatifs de Trinity – l'album le plus ambitieux et réussi de ce début d'année.
Trinity de Laylow, disponible. En concert le 6 mars à l'Olympia.
“Megatron” (2020) de Laylow