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Sans Bruce Nauman, l’art ne serait sans doute pas ce qu’il est aujourd’hui. Dès la fin des années 60, cet Américain originaire de l’Indiana s’est révélé comme l’une de ses figure majeures, repoussant sans cesse les limites de la création tout en incarnant un nouveau tournant dans ce que l’on baptisa “l’art contemporain”. Année après année, décennie après décennie, l’une des forces de l’artiste est d’avoir su s’affranchir des courants et des mouvements pour développer une œuvre variée – mais immédiatement reconnaissable –, uniquement motivée par ses nombreux territoires de recherches. De ses fragments de corps sculptés dans la cire à ses maximes façonnées dans des néons colorés, en passant par ses nombreuses installations immersives mettant le spectateur à l’épreuve, Bruce Nauman n’a jamais eu peur d’expérimenter différents médiums afin de mieux comprendre son objet principal : l’humain. À cet effet, sa pratique centrale de la vidéo et de la performance fut pour le moins novatrice voire radicale, mettant souvent en scène son propre corps filmé puis projeté dans des dispositifs déployés dans l’espace – une manière de dépasser les frontières hermétiques de l’écran. Jusqu’au 21 février prochain, une riche rétrospective consacrée à l’artiste à la Tate Modern offre l’occasion de revisiter les moments forts d’une carrière étendue sur cinq décennies. Retour sur quelques unes de ses installations vidéos les plus marquantes.
1. Lived Taped Video Corridor (1968-1970) : le corps mis en abyme
C’est à la fin des années 60 que Bruce Nauman, alors installé à San Francisco, commence à investir le médium vidéo afin de concrétiser ses réflexions sur le corps – le sien et celui d’autrui. Loin toutefois de se limiter à la simple pellicule, l’artiste accompagne régulièrement ses films de véritables installations mettant en scène l’image en mouvement afin que celle-ci se confronte à la présence du spectateur. En atteste l’installation Lived Taped Video Corridor, présentée pour la première fois en 1968 : au fond d’un couloir blanc très étroit où une seule personne ne peut entrer, sont superposés deux moniteurs, diffusant tous deux une vidéo en noir et blanc. L’un affiche ce même couloir vide, l’autre est relié à une caméra qui filme en direct le visiteur de dos s’approchant des écrans. Comme dans un palais des glaces, le visiteur devient l’acteur d’un jeu déroutant sur l’espace et sur le temps où il n’a de choix que de faire face à l’envers de sa propre image. Élément d’une série d’installations baptisée Video Corridors, cette œuvre témoigne des recherches de Bruce Nauman autour de l’expérience physique du spectateur.“C’est de la pratique d’un certain nombre d’activités et non de la seule réflexion sur soi-même que naît la conscience de sa propre personne. Il faut s’y entraîner”, dira-t-il lui-même.
2. Good Boy Bad Boy (1985) : le dialogue de sourds
Si le mouvement intéresse tout particulièrement Bruce Nauman, un autre support de communication humaine traverse également son œuvre: le langage. Ce dernier est au cœur de l’installation Good Boy Bad Boy, diffusant respectivement sur deux moniteurs séparés un homme et une femme en train de parler face caméra. Dans cette mise en scène proche d’un journal télévisé, les deux protagonistes répètent des phrases à partir des verbe “être”, “avoir”, “aimer” ou encore “vouloir” sur des éléments essentiels du quotidien. Selon la tournure employée par l’acteur, ces phrases adoptent une orientation positive ou négative qui tantôt se font écho, tantôt se contredisent. Tandis qu’au fur et à mesure, la caméra se rapproche de leurs visages, leur ton devient de plus en plus agressif et leurs paroles développent un dialogue de sourd dont seul le spectateur capte les deux points de vue. En se réappropriant les canaux de communication officiel de la télévision, l’artiste interroge ainsi sur la valeur de l’information, son importance et sa véracité lorsque des propos contradictoires voire triviaux sont prononcés avec une même intensité. Comme pour souligner son propos, cette œuvre est l’une des premières œuvres vidéos de Bruce Nauman où il n’apparaît pas lui-même.
3. Clown Torture (1987) : la détresse du clown
Tout le monde ne connaît pas la coulrophobie mais tout le monde connaît les clowns, dont les visages peinturlurés, les sourires figés et les vêtements grotesques peuvent faire rire comme faire peur. C’est précisément sur ce deuxième registre que la vidéo Clown Torture se situe, jouant sur cette crainte inexpliquée dont peuvent souffrir certains individus, mais surtout inspirée par la figure du clown lui-même. Bruce Nauman décrit d’ailleurs ce dernier comme “l’idée abstraite d’une personne”, car les clowns sont des êtres anonymes à la vie et à l’identité secrètes, mais aussi fondamentalement mélancoliques – on retrouve paradoxalement chez eux un taux de suicide assez élevé. Sur quatre postes de télévision, l’artiste diffuse des vidéos de l’un d’entre eux dans des scènes proches de la psychose qui génèrent une cacophonie étouffante. Tantôt enfermé dans des toilettes, debout dans une pièce noire ou les jambes en l’air dans un studio vide, le personnage crie et pleure, exprimant simultanément la colère, la frustration et la tristesse. Une manière pour Bruce Nauman de dépeindre le glissement d’un individu anonyme vers la folie en suscitant l'effroi. Un an seulement avant la création de cette œuvre paraissait Ça, le roman de Stephen King où le diabolique Pennywise s’apprêtait à devenir le clown le plus effrayant de la fiction d’épouvante…
4. Anthro/Socio (Rinde Spinning) (1992) : quand la tête devient sirène
Cinq ans après les délires oppressants de Clown Torture, Bruce Nauman poursuit ses expérimentations sur l’émotion et la voix humaine en accomplissant un nouvel objectif : transformer un homme en sirène d’alarme. Cette fois-ci, c’est l’acteur et compositeur américain Rinde Eckert qui se plie à l’exercice : filmé en gros plan, son visage expressif ne cesse de hurler alors que sa tête chauve tourne sur elle-même, telle un inquiétant gyrophare. En écoutant attentivement sa voix menaçante, on entend les mots “Feed me, eat me, anthropology ! Help me, hurt me, sociology !” (Nourris-moi, mange-moi, ô anthropologie ! Aide-moi, blesse-moi, ô sociologie !”). Ces injonctions étranges, l’acteur les formulait déjà dans une précédente vidéo de Bruce Nauman où il apparaissait face caméra et immobile. Ici, l’artiste pousse encore plus loin son habituelle fragmentation du corps en réifiant la tête, démultipliée sur des moniteurs et des vidéos projetées en grand sur les murs. Immersive et sculpturale, cette installation montre là encore toute l’ambition artistique de l’Américain : créer par l’œuvre d’art une expérience holistique qui vient chercher le spectateur avant même que celui-ci ne s’en approche.
5. Walks In Walks Out (2015) : le contrapposto, une obsession historique
Nous sommes en 1968 lorsque le jeune Bruce Nauman, encore à l'orée de sa carrière, réalise Walk with Contrapposto. Dans un couloir étroit en bois, l’artiste apparaît en train de marcher, les mains derrière la tête et le bassin déhanché sur les côtés afin d’imiter le “contrapposto”, célèbre posture corporelle maintes fois représentée dans l’histoire depuis la Grèce antique. Pendant une heure, l’homme fait des va-et-vient dans cet espace contraignant et pousse son corps jusqu’aux limites de sa représentation artistique classique. Depuis, Walk with Contrapposto a rejoint les collections du MoMA et figure parmi les œuvres majeures de l'artiste. En 2015, près de cinq décennies après sa réalisation, Bruce Nauman décide de s'en inspirer et donne naissance aux Contrapposto Studies, nouvelle série d’œuvres filmiques où son corps est, là aussi, mis à l’épreuve de la démarche. L’une d’entre elle, Walks In Walks Out, le projette en sept fois à sa véritable échelle en train de reproduire à nouveau le contrapposto, le corps fragmenté par des effets de montage. Porteuse de nouveaux enjeux de représentation contemporaine, la série des Contrapposto Studies fera l’objet d’une exposition prochaine à la Punta della Dogana, l’un des deux espaces de la collection Pinault à Venise, qui ouvrira ses portes en mars 2021.
Bruce Nauman, jusqu'au 21 février 2021 à la Tate Modern, Londres.