Jean-Pierre Criqui : Votre exposition au Centre Pompidou s’intitule “Le grand atlas de la désorientation, chapitre 2”. Atlas était un personnage mythologique qui portait la voûte céleste sur ses épaules. C’est également un terme courant qui désigne un recueil de cartes de géographie...
Tatania Trouvé : Je ne porte par le monde sur mes épaules, je vous rassure. [Rires.] Je fais plutôt référence aux cartes géographiques et, évidemment, aux grands atlas qui m’ont toujours fascinée par leur capacité à regrouper des ensembles de savoirs sur le monde. L’idée de “désorientation” est également essentielle à mes yeux. La pratique artistique est un lieu de désorientations puisque le doute y assume un rôle moteur. Si, tout au long de ma carrière, j’avais eu des certitudes, je pense que je n’aurais fait qu’une seule pièce. Mais ce qui m’intéresse surtout avec la désorientation, c’est qu’elle nous permet de percevoir à nouveau. Si on se perd au cours d’une balade et que l’on est désorienté, on devient tout de suite plus attentif aux éléments qui nous entourent... Les choses se révèlent de façon différente. La perception a besoin d’une forme de concentration et de désorientation.
“L’accrochage permet un voyage du regard : un voyage très physique, du corps, un voyage dans un espace”
Le titre de l’exposition précise “chapitre 2”, car une première exposition, le “chapitre 1”, de format plus réduit, l’a précédée. Avez-vous le sentiment d’écrire votre grand atlas de la désorientation chapitre par chapitre?
Non, mais j’aime les histoires et les récits. Je pense que mon travail et en particulier mes sculptures sont traversés par des récits. C’est quelque chose qui se poursuit et qui évolue. L’idée de “chapitre” rend compte d’un mouvement, de quelque chose qui se poursuit et qui évolue. Oui, mon atlas est un atlas du mouvement, de tout ce qui ne peut s’arrêter, de tout ce qui ne peut pas être représenté, justement.
Cette exposition comporte des dessins et des sculptures, mais elle se distingue par une prise en compte totale de l’espace. Il ne s’agit pas simplement pour vous de poser ou d’accrocher des pièces, mais d’appréhender de manière intégrale le lieu dans lequel ces œuvres vont prendre place. Vous y installez de très grands rideaux, du mobilier monumental... Et le sol est entièrement recouvert d’un grand dessin, comme une carte chaotique qui transforme tout l’espace.
C’est tout à fait juste. J’ai essayé de recréer un parcours pour le regard, où les choses circulent et se rejoignent sans arrêt. C’est cette forme de désorientation qui permet de relier les dessins et les installations. On y trouve aussi des bancs-sculptures, des éléments hybrides qui font le lien avec tous les autres éléments de cette installation. L’accrochage permet un voyage du regard : un voyage très physique, du corps, un voyage dans un espace, car on passe sous les œuvres, on s’assoit au milieu d’elles, on marche sur les dessins...
“J’aime l’architecture quand elle se construit contre l’habitation. Une architecture dans laquelle ce qui est extérieur peut aussi devenir le monde intérieur de quelqu’un, un monde où il pourrait vivre librement.”
On se trouve dans une sorte d'“ambiente”, un terme italien utilisé par Lucio Fontana dès la fin des années 40, et qui, chez vous, renvoie à un rapport très fort à l’architecture d’intérieur.
Mon père était professeur à l’école d’architecture de Dakar, mais il était plutôt sculpteur. En réalité, j’ai davantage été influencée par des architectes radicaux comme Ugo La Pietra. Un des statements d’Ugo La Pietra m’accompagne toujours : “Habiter, c’est être partout chez soi.” Pour moi, cela consiste moins à s’intéresser aux intérieurs, à l’habitation, qu’à cette expérience où le monde extérieur s’imbrique sans cesse avec le monde intérieur. J’aimerais évoquer ici Henry David Thoreau qui, dans son livre Walden, décrit cette scène : le narrateur sort tout le mobilier de la cabane où il vit, et il s’aperçoit que ses meubles sont mieux à l’extérieur, dans la forêt. Là, le monde intérieur et extérieur se mêlent. J’aime l’architecture quand elle se construit contre l’habitation. Une architecture dans laquelle ce qui est extérieur peut aussi devenir le monde intérieur de quelqu’un, un monde où il pourrait vivre librement. Quelque chose qui serait traversé par des flux.
Récemment, vous me parliez aussi de planètes, et de chocs des planètes, de mouvements des astres.
Je parlais surtout de schémas, des schémas qui reprennent des choses qui sont en mouvement. Je parlais des tracés de rêves des Aborigènes. Chez les Aborigènes, le rêve est très important, il définit leur relation au monde. Leur perception et leur pratique du rêve sont très différentes de celles que l’on rencontre dans les sociétés occidentales. Pour eux, le rêve n’est pas quelque chose qui vient de l’inconscient, qui serait détaché de notre mode d’être. Le rêve possède une véritable réalité collective, il détermine l’organisation de la journée et des déplacements. En fait, je m’intéresse à tous ces schémas qui essaient de représenter des choses qui, sans être figées, sont extrêmement importantes et structurantes pour les savoirs et les sociétés. Les dessins et les schémas que je vais faire sur le sol vont reprendre ces ensembles de savoirs, qui seront formalisés au moment où ils seront dessinés, mais qui ensuite vont sans cesse se transformer. Ainsi, ces schémas seront redessinés et effacés par les pas de toutes les personnes qui viendront visiter l’exposition. À un moment donné, j’arrête quelque chose qui, de toute façon, ne peut pas être arrêté, et qui sera voué à être reconfiguré par le mouvement des visiteurs.
“Le monde a été rêvé. Par conséquent, rêver c’est habiter le monde.”
Dans son livre The Songlines [Le Chant des pistes], Bruce Chatwin fait référence aux “lignes de chants” des Aborigènes, qui dessinent des réseaux de la conscience et des parcours selon lesquels ils voyagent et ils rêvent. Dans le monde aborigène, il y a ainsi une grande indistinction entre le rêve et la réalité. On ne sait jamais absolument si l’on est en train de rêver ou si l’on est, au contraire, rêvé par quelqu’un d’autre.
C’est tout à fait ça. Le monde a été créé par les êtres du rêve qui lui ont donné ses reliefs et ses formes. Le monde a été rêvé et, par conséquent, rêver c’est habiter le monde. Cette complémentarité du rêve et de la réalité m’intéresse beaucoup. Et d’ailleurs, si l’on regarde attentivement mes dessins, on voit qu’ils incluent des sortes d’intérieurs, des sortes de présences humaines, mais sans que l’on sache très bien ce qu’ils sont vraiment, parce qu’ils ne comportent jamais de représentations ou de portraits. Malgré tout, je pense que la présence humaine se trouve partout dans mon travail.
Oui, mais signifiée par son absence.
De nombreux mondes sont présents dans mon travail, comme par exemple celui des plantes. Je m’intéresse beaucoup aux phénomènes biologiques. On peut définir l’intelligence par une certaine capacité à comprendre et à réagir aux choses qui se produisent. Lorsque nous, les humains, nous avons à faire face à un danger, nous nous mettont à courir, alors que la plante, elle, se trouve dans l’incapacité de le faire. Elle reste sur place et doit trouver le moyen de se défendre, par exemple en produisant des toxines ou en communiquant avec les autres plantes qui se trouvent autour d’elle et qui vont l’aider à faire appel à des insectes qui viendront attaquer l’agresseur.
Au sein de l’exposition, vous présentez également vos Gardiens. Il s’agit de sculptures représentant des sièges sur lesquels sont installés divers objets qui peuvent se rapporter à la présence de quelqu’un qui n’est pas figuré, qui n’est pas là. Un Gardien sans gardien, justement.
Ils s’apparentent un peu au “Gardeur de troupeaux” d’Alberto Caeiro, hétéronyme de Fernando Pessoa. Ils permettent de réfléchir au monde, de garder un monde qui passe et de le penser. Il y a aussi le journal The Guardian, qui a pris ce titre car il y a des valeurs à défendre : une démocratie sans informations indépendantes n’est rien. Symboliquement, ce journal se veut le garant de cette idée. Mes Gardiens sont nés pour rejoindre une communauté. Ce sont des œuvres qui sont faites pour être avec d’autres œuvres, mais aussi pour désigner un regard.
Et les gardiens nous renvoient aussi au musée.
Oui, ce sont des garants du savoir.
Peut-on s’arrêter sur votre série de dessins Les Dessouvenus. D’où vient ce mot?
Il désigne des personnes qui perdent la mémoire, qui sont atteintes de la maladie d’Alzheimer. En Bretagne, on l’utilise dans le langage courant. J’ai été frappée par la beauté et la délicatesse de ce mot. Il évoque l’idée de se déplier à l’inverse, comme si c’était quelque chose qui s’opérait de l’intérieur, et n’était pas subi. L’usage de ce mot symbolise aussi une manière d’être ensemble : être avec un “dessouvenu”, ce n’est pas seulement être avec quelqu’un de ma- lade que l’on doit mettre dans un hôpital, cela désigne aussi une autre façon de percevoir... les autres, de se relier, de construire son monde. Si je suis sensible au langage, c’est parce qu’il désigne notre rapport au monde. Je pense qu’appeler quelqu’un “dessouvenu” et non pas quelqu’un “atteint de la maladie d’Alzheimer” modifie les relations que l’on peut partager ensemble dans un monde commun. En fait, plus largement, ce qui m’intéresse aussi c’est la manière dont nous, les êtres humains, percevons les choses, et comment d’autres, non humains, les perçoivent également, et comment cela nous relie. Je vois peut-être un arbre comme quelque chose qui va donner des fruits, ou du bois pour faire du feu. Peut- être qu’un oiseau le perçoit comme un endroit où se poser, ou comme une branche sur laquelle il va faire son nid. Et l’arbre est, aussi, tout cela.
Exposition au Centre Pompidou, Paris, du 8 juin au 22 août. Exposition à la galerie Gagosian, 9 rue Castiglione, Paris, du 8 juin au 3 septembre.