Juste avant qu’il n’expose dans la prestigieuse Serpentine Gallery de Londres à l’automne, le photographe Torbjørn Rødland présentait “Birthday Sleep” à la galerie Air de Paris. Cette exposition en décontenança plus d’un : au rythme d’une œuvre par mur, dont les plus grandes sont accrochées plutôt bas, des images a priori sans lien entre elles renouvellent les genres classiques que sont le portrait et la nature morte. Ou plutôt, elles les dynamitent : l’artiste met en scène des associations incongrues. Ainsi un pénis dans un verre déformé, des platform shoes à côté d’une craie en forme d’œuf, le curateur mégastar Hans Ulrich Obrist dont le nez est percé d’un crayon à papier, etc.
Le spectateur découvre paradoxalement des effets de rémanence de forme ou de sens d’une œuvre à l’autre : une main ridée s’apprête à couper l’élastique d’un string alors qu’il est porté ; la main d’une jeune fille soutient une structure en bois sur une plage ; une autre encore tient un pied en bois gravé d’un bigfoot. “C’est à n’y rien comprendre”, peut-on entendre devant les œuvres, et c’est fait pour. Il n’est pas jusqu’au titre de l’exposition dont on ne parviendra à obtenir le dernier mot, car, comme l’explique l’artiste, il “opère de la même façon qu’une image dans l’exposition”.
Courtesy of Air de Paris
Mais comment opèrent-elles, alors ? On se tromperait à y voir de la facilité. Si “le beau est toujours bizarre” (Baudelaire), le bizarre n’est pas à la portée de tous. Il a fallu à l’artiste éviter tous les poncifs de la photographie du siècle dernier, celui de “l’instant décisif” cher à la photographie humaniste de l’après-guerre, celui du recul réflexif de la Picture Generation qui reproduisait les signes vides de l’Amérique dès les années 70, ou encore les écueils de la “photographie plasticienne” des années 90. On reconnaîtra aussi à Rødland la grâce de se différencier de ses pairs, tel Roe Ethridge, sans parvenir à mettre les mots sur ce qui les distingue. Et quand on lui demande quel créateur il admire le plus, on s’étonne de s’étonner qu’il réponde Trisha Donnelly, dont le différentiel entre l’effet que provoquent ses œuvres et la possibilité d’en parler de façon intelligible pourrait provoquer des ruptures d’anévrisme chez les critiques d’art les plus chevronnés.
On larguera alors sans regret les amarres de la rationalité. L’artiste compose ses images, au sens classique du terme, à l’occasion de séances de pose avec modèles et accessoires, et réalise des séries. Il en extrait des images pour ses expositions et de superbes publications (chez l’éditeur Mack). On comprend que l’étrangeté est un effet de décontextualisation. Serait-ce alors à sa propre image ? Celle d’un Norvégien parti à Los Angeles, qui mêle les symboles de cultures vernaculaires scandinaves et les signes du cool? On se souvient encore de sa série de portraits de membres de groupes de heavy metal posant dans des forêts. C’était déjà la même opération : isoler le sujet ou l’objet de son milieu initial. Le bizarre surgit à la lisière du contrôle et du lâcher-prise, le bizarre est un effet de rupture.
“C’est à n’y rien comprendre”, disions nous, et ne comptez pas sur l’artiste pour livrer ses secrets. Il n’en ouvre pas moins son exposition par une pierre de Rosette d’un nouveau type, la photo d’un objet trouvé qui représente un diagramme en céramique, où sont posées deux dents. Cette figure ésotérique à neuf branches a donné lieu à une méthode de portrait psychologique, appelée ennéatype ou ennéagramme, auquel il croit fermement. Les implants dentaires sont placés à l’endroit qui correspond à sa personnalité. On ne risquera aucune interprétation trop conceptuelle, car il le dit volontiers : ses images “parlent aux tripes”. On comprend que Torbjørn Rødland propose rien moins qu’un nouveau type de relation à l’art, décomplexé. Sommes- nous nous-mêmes assez décomplexés pour en prendre la mesure ?